Depuis toute petite, j’ai toujours aimé argumenter et débattre. Je n’ai jamais supporté de m’entendre asséner des vérités supposément absolues avec lesquelles je n’étais pas d’accord. Cela a persisté avec ma conscientisation et mon intérêt pour la politique, les institutions, l’antiracisme et le féminisme.
Ne pouvant supporter d’entendre affirmés mensonges, contre-vérités ou atteintes à la logique sans réagir, je me suis retrouvée au cœur de bien des débats, dans la vie comme sur internet.
En voyant des pages de commentaires stupides, haineux et niant la dignité d’êtres humains approuvées par des dizaines de likes, je ne peux m’empêcher de riposter, ne serait-ce que pour que pointe une lueur d’espoir dans cette obscurité.
Cet article raconte comment les personnes racisées se voient contraintes de faire de la pédagogie aux dominant·e·s pour que ceux et celles-ci les respectent, et en quoi il est temps de se rendre compte que le droit à la dignité est sans condition.
To educate or not to educate? That is the question
En tant que femme racisée, j’ai souvent – constamment, en fait – à faire face à des questions et remarques déplacées, racistes. S’ajoute à cela un manque d’empathie envers les agressions psychologiques et humiliations quotidiennes.
En effet, depuis l’enfance, on nous enseigne que le racisme proviendrait de l’ignorance ; la solution logique serait donc l’éducation. Mais c’est une lutte sans fin et épuisante que de devoir expliquer que :
- oui, le blackface, c’est raciste – « oh ! t’as pas d’humour » étant alors la réponse que l’on m’oppose la plupart de temps;
- oui, parler avec un accent imitant supposément les Asiatiques et les Africain·e·s, c’est raciste. Ne serait-ce que parce-qu’il existe une grande différence entre un·e Togolais·e et un·e Marocain·e, ou un·e Laotien·ne et un·e Vietnamien·ne ;
- une femme qui porte un voile le fait le plus souvent par choix, et que les femmes racisées subissent des discriminations quotidiennes et ce, sous des formes très variées ;
- lier des faits divers à une religion ou à une origine est profondément raciste.
Cette liste n’est pas exhaustive et pourrait en réalité être sans fin.
Avoir à répéter perpétuellement de telles vérités, élémentaires, est usant pour celles et ceux dont l’identité et l’essence font par ailleurs, chaque jour, l’objet d’attaques.
Justifier son humanité ?
Quand nous nous efforçons tous les jours de faire ce travail de pédagogie, ce que l’on sous-entend, c’est : « Respectez moi s’il vous plaît, car je suis un être humain comme vous ».
Mais est-ce mon rôle de faire comprendre à ces personnes que tous les êtres humains ont droit à la dignité ? Que j’ai moi-même droit à cette dignité ?
Cet article ne s’adresse pas aux ignorant·e·s ou à celles et ceux qui viennent lire afin de décider si, oui ou non, les femmes musulmanes ou racisées sont dignes de leur respect. Cet article s’adresse aux personnes subissant de multiples oppressions et qui, depuis leur enfance, ont cru avoir pour fardeau d’éduquer tout un chacun·e par l’exemple, ou par des débats interminables, pensant ainsi (comme je l’ai pensé un jour) devoir déconstruire les préjugés de toute une population.
http://gph.is/28PE1ZU
Pourquoi croyons-nous que c’est à nous, inlassablement, de faire des efforts, quand nous subissons déjà autant ? Je ne saurais l’expliquer, mais il faut que cela cesse.
Plusieurs mois de débats sans aboutissement – mes interlocuteur·rices n’étant pas personnellement touché·e·s par mes propres problématiques, il leur est égal d’aboutir à quoi que ce soit – m’ont amenée à questionner l’utilité de la pratique du « faux débat ».
J’ai mis fin définitivement à cette pratique grâce à une interview et un workshop de Marie Dasylva, créatrice de l’agence NKALI WORKS, dont l’objet est d’aider les femmes racisées en entreprise.
Marie Dasylva déclare en effet : « Je pars du principe qu’expliquer son humanité, c’est entrer dans ce que j’appelle « l’Everest de l’inutile », où l’on va gravir des obstacles, se battre, pour que la personne en face de nous dise finalement qu’elle n’est pas d’accord avec nous alors que l’on vient de poser ses tripes sur la table à expliquer qu’on est un être humain […] C’est comme si notre humanité était une épreuve qu’on devait à chaque fois passer. L’humanité ce n’est pas le bac, normalement tout le monde l’a ! ».
La pédagogie par l’exemple
J’ai longtemps pensé que c’était mon devoir d’éduquer, de montrer la meilleure image possible de moi-même, pour que tout le monde voie qu’on peut être arabe, musulmane et bien élevée, avoir de bons résultats à l’école, être cultivée et bien s’exprimer. Que mon exemple parmi tant d’autres ferait reculer le racisme. Mais est-ce vraiment utile ?
Lorsqu’un adolescent est tué par la police en France ou ailleurs, on entend parfois, comme pour le défendre post mortem, qu’il était bon à l’école. A l’inverse, on reprochera par exemple à Adama Traoré de ne pas avoir un casier judiciaire vierge.
Nos vies sont-elles si peu estimables que nous soyons obligé·e·s d’avoir des comportements exemplaires pour être respecté·e·s ?
Nos parents nous ont appris à travailler deux fois plus et, dans notre société, une personne racisée devra toujours être meilleure, plus performante. Ou pouvoir escalader un immeuble à mains nues, à l’image de Mamoudou Gassama, et ainsi effleurer la chance d’obtenir la nationalité française. Les Français·e·s blanc·he·s se sont juste donné la peine de naître.
Mais le fait que nos parents et nous-mêmes ayons toujours travaillé bien plus ne nous a jamais évité le racisme ; au mieux, nous sommes considéré·e·s comme l’exception au milieu des autres Africain·e·s fainéant·e·s.
En clair, il faut apprendre à nous ménager pour notre propre santé mentale et physique, plutôt que de se tuer pour finalement ne pas être reconnu·e·s pour nos qualités.
Les seul·e·s qui méritent que l’on vise l’excellence pour elles·eux, c’est nous-mêmes.
http://gph.is/2c45h41
Etre allié·e, qu’est-ce que ça veut dire ?
L’allié·e est une personne non concernée par un type d’oppression donné (racisme, sexisme etc.). Cette personne peut t’être d’une grande aide quand, en tant que concernée, tu en as juste marre d’entendre les mêmes rengaines et les mêmes mensonges. Ou que tu es épuisé·e par l’absence souvent totale de compassion.
En temps de grosse fatigue, l’allié·e peut relayer la personne concernée, partager son opinion, faire résonner sa voix, être actif·ve. Parce que avouons-le, il y a des jours où l’on ne peut pas, et où l’on ne veut pas.
L’expérience m’a montré que les personnes ouvertes d’esprit n’avaient pas besoin de voir des noir·e·s excellent·e·s pour reconnaître que ceux et celles-ci avaient droit au respect et à la dignité. Quant aux autres, on pourrait leur montrer tous les exemples de minorités excellentes, cela ne changerait rien à leur point-de-vue.
Car parmi celles et ceux que nous éduquons tous les jours, il y a au mieux des allié·e·s potentiel·le·s, qui ont au moins le mérite de ne pas trop nous faire perdre notre temps – ces allié·e·s potentiel·le·s pourraient toutefois rechercher leurs informations ailleurs. Il y a aussi, au pire, des cyniques qui sont juste là pour poser des questions non pertinentes, ne voyant là que l’occasion d’un énième débat, quand nous défendons littéralement notre survie ! Et entre ces deux extrêmes, il reste les indécis·e·s, qui « ne voient pas en quoi [insérer ici : le blackface, les caricatures islamophobes et autres joyeusetés] est raciste ». Ou qui nous rétorquent que « franchement, on exagère, il y a des choses plus graves ». Ou nous assènent que « si la situation était inversée, personne ne crierait au scandale ».
http://gph.is/2dolyCE
Si vous vous considérez vraiment comme un·e allié·e, alors prenez part à ces débats non pour questionner les concerné·e·s, mais pour les soulager de ce poids que constitue la pédagogie.
Il est donc important pour les privilégié·e·s d’entretenir une saine curiosité, de faire des recherches et de se positionner en tant qu’allié·e.
Nous sommes deux à écrire cet article – une femme noire et une femme maghrébine voilée – et, bien que subissant des oppressions communes, nous avons l’occasion d’être des alliées l’une pour l’autre face à d’autres oppressions.
Par exemple, dans le cas du blackface notamment, ce n’est pas aux noir·e·s de démontrer que cette pratique est raciste. Ils et elles l’ont déjà suffisamment fait dans des articles et vidéos, par exemple.
Même chose pour le voile : le magazine Lallab, entre autres, propose nombre d’articles pédagogiques permettant d’assouvir la curiosité, saine ou déplacée, de chacun·e, en répondant par exemple à l’éternelle question : « Mais POURQUOI est-ce que tu portes le voile ?!! ». Donc si tu assistes à ce type de débats… diffuse la bonne parole !
Evidemment, nous rappelons que l’allié·e ne doit pas parler à la place des concerné·e·s, mais bien se mettre à leur écoute, et être reconnaissant·e·s de l’énergie dépensée pour leur éducation.
Ce que cela nous coûte
Vous rendez-vous compte de la violence que représente pour un·e individu·e le fait de devoir expliquer qu’il·elle mérite de vivre ?
Je n’ai plus le temps d’expliquer que ce n’est pas aux personnes non-concernées de définir ce qui est raciste ou non. Ni en quoi les atteintes « plus graves » sont en réalité rendues possibles notamment par la multiplication des micro-agressions. Ces micro-agressions – regards agressifs, blagues racistes, amalgames répétés etc. – en déshumanisant les personnes, participent à légitimer les agressions physiques et verbales.
Avoir à « prouver son humanité » encore et encore est non seulement chronophage, mais aussi extrêmement violent.
Je me souviens d’un débat avec une « féministe » se déclarant « contre le voile ». Après plusieurs heures de commentaires interposés, j’ai réussi, par mes arguments, à lui faire admettre qu’il était possible que le port du voile résulte d’un choix personnel. Sur le moment, j’ai pensé que c’était une victoire et que petit à petit, j’arriverais à convaincre plus de monde.
Après réflexion, je me demande si cela valait le coup.
J’aurais pu utiliser ce temps pour aider les personnes racisé·e·s à mieux s’accepter, ou pour prendre soin de moi. Ou bien encore l’employer à écrire des articles sur ces sujets, qui pourront être lus non seulement par des allié·e·s pour s’informer, mais également par des personnes concernées pour qu’elles se sentent moins seules et s’instruisent.
Voilà comment j’en suis venue à écrire pour Lallab. Aujourd’hui, si quelqu’un veut que je lui explique en quoi [insérer ici : le blackface, es caricatures islamophobes et autres joyeusetés] est raciste, je lui indique un article de ce site ou d’autres qui sont très bien faits, ce qui nous permet de gagner un temps fou.
Maintenant, si tu veux absolument qu’on te l’enseigne personnellement, il va falloir nous payer.
Article co-écrit par Thafath’n’Idh et Laura Palmer
Crédit photo image à la une : Jeeitd
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