« Tu connais MHD ? Tu dois comprendre les paroles, alors ? »
« Y a beaucoup de Maliens à Montreuil, hein ?! »
« Hein ?! Tu bois pas d’alcool ? Elle doit être triste, ta vie ! »
De cette soirée que j’ai passée, je retiens ces trois phrases prononcées par deux hommes que je ne connaissais pas. Je m’en souviens comme si c’était hier, ce qui prouve l’empreinte négative qu’elles ont laissée dans mon esprit. Je n’avais rien demandé, pourtant… La soirée avait si bien commencé… Mais c’était sans compter ces trois phrases que j’essaie tant bien que mal de décrypter depuis.
Non, je ne parle pas « l’africain »
La première me fait doucement rire et m’agace à la fois. De son point de vue, il me semble que cet homme est parti du postulat le plus simpliste qu’il m’ait été donné d’entendre, à savoir que les Noir·e·s parlent et comprennent tous la même langue. Ô toi, homme que je ne verrai certainement plus, sache que les Noir·e·s ne parlent pas tous la même langue car en « Afrique » aussi bien qu’en Europe, il n’existe pas une seule langue commune à tou·te·s. Désolée de te décevoir.
L’Afrique n’est pas un « grand pays », il serait temps que nous arrêtions de parler de « l’Afrique » comme étant un territoire homogène, sans nuances.
L’Afrique est un CON-TI-NENT qui compte 55 Etats et sur lequel plus de plus de 2 000 langues sont dénombrées, dont une centaine serait maîtrisée par plus d’un million de locuteurs. Les langues les plus parlées seraient, selon des sources très variables et parfois divergentes, dans cet ordre : l’arabe (plus de 150 millions de locuteurs), le kiswahili (plus de 100 millions), l’amharique (entre 28 et 50 millions), le haoussa (entre 18 et 50 millions), le yorouba (30 millions), l’oromo (25 millions) et l’ibo (24 millions), avant le lingala (entre 2 et 25 millions, selon les sources) puis le kinyarwanda et le kirundi (entre 15 et 20 millions), deux langues cousines qui partagent avec l’isizoulou et l’isixhosa (respectivement, 10 et 8 millions de locuteurs) leur appartenance au grand sous-groupe des langues bantoues. Bref. Voilà pour « la langue africaine ».
Non, ce n’est pas parce que je suis noire que je connais tou·te·s les Noir·e·s
Il arrive très souvent que l’on me pose des questions sur le « type » de population vivant dans mon quartier. « Il y a beaucoup de Maliens à Montreuil, hein ? » Je suppose que cet homme voulait signifier que j’étais en mesure de recenser le nombre de Malien·ne·s vivant autour de moi. Car comme eux, je suis noire. Evidemment, puisque selon lui, entre Noir·e·s, nous nous connaissons tou·te·s… Il ne nous viendrait bien sûr pas à l’esprit de demander à Pierre du XVème s’il y a beaucoup de Portugais·es dans son quartier parce que l’on suppose qu’il les connait tou·te·s. Il serait absurde de penser que la couleur de peau comme dénominateur commun fait de nous des êtres identiques et appartenant au même cercle.
Je ne bois pas d’alcool et je vais bien, merci
Pour finir, j’ai eu droit à une phrase concernant mon rapport à l’alcool, ou devrais-je plutôt dire mon non-rapport à l’alcool. Sous prétexte que je ne bois pas d’alcool, certaines personnes estiment que je ne profite pas assez, que je passe à côté de ma vie… Je ne savais pas qu’il existait un lien étroit entre boire et profiter de la vie. Pour ma part, « profiter de la vie » passe par de tout autres manières d’agir, comme me retrouver en famille, avec mes amies, faire de nouvelles rencontres, voyager, etc. Pour expliquer mon comportement, j’aurais pu invoquer des raisons religieuses difficilement audibles dans le contexte dans lequel je me trouvais. Alors, j’ai préféré me taire pour ne pas m’engager dans un débat sans fin – qui lui aurait certes peut-être permis d’accepter et de respecter celles et ceux qui agissent à contre-courant de cette norme qui encourage la consommation d’alcool.
Ma différence, c’est ma force
Malgré un contexte difficile, cultiver ma différence et affirmer mon identité culturelle et religieuse ne m’a jamais tenu plus à cœur qu’aujourd’hui.
Il est vrai qu’étant originaire de province, plus précisément d’une commune portant le doux nom de Brive-la-Gaillarde, je n’avais jamais ressenti le besoin de me démarquer, mais plutôt de suivre une norme. Une sorte de mimétisme involontaire, lié à mon groupe d’appartenance, composé essentiellement de personnes d’origine maghrébine – j’étais la seule Noire de ce groupe mais aussi du quartier dans lequel je vivais. Minoritaire, je me laissais bercer par leurs influences diverses : musique, nourriture, robes, … Par exemple, à l’occasion de mariages, il me semblait inconcevable de porter des robes sénégalaises, les considérant inappropriées à des mariages marocains. Aujourd’hui, fort heureusement, mon point de vue sur la question a évolué.
Non seulement j’ose porter des robes traditionnelles lors de mariages de cultures variées, mais également dans mon quotidien. Dès qu’arrive le mois béni du Ramadan, en plus d’être impatiente de le vivre et d’en tirer tous les bénéfices possibles, j’ai aussi hâte de faire confectionner une nouvelle tenue que je vais pouvoir arborer fièrement lors de la fête de l’Aïd et en d’autres occasions. L’art vestimentaire, le pouvoir du wax (tissu ayant reçu un cirage sur les deux faces, aux motifs et aux couleurs variées) participe à mon affirmation culturelle, que je développe par d’autres biais, dont l’art capillaire. Pour ma part, l’art capillaire passe par un retour à l’afro. Ce mouvement afro-capillaire est très en vogue à l’heure actuelle et réunit de plus en plus d’adeptes. La règle : assumer ses cheveux naturels, autrement dit son afro, et délaisser les produits les dénaturant (défrisage, tissage, …). La finalité : devenir une nappy girl (contraction de natural et happy) ! Mais comme le dit si bien Solange Knowles : don’t touch my hair – je défends quiconque de toucher mes cheveux.
Solange Knowles, la bloggeuse de Black Beauty Bag Fatou N’Diaye, Rokhaya Diallo, la page Facebook « Sois une nappy », etc. : toutes ces figures mettent en lumière la diversité et la beauté des femmes africaines qui n’ont pas besoin de recourir à des artifices pour s’assumer pleinement. Cette vision dans laquelle je ne me suis pas reconnue au départ, mais à laquelle j’ai été de plus en plus sensible, m’a encouragée à remettre en question mon rapport à mon corps, plus exactement à mon identité, à l’image que je voulais renvoyer : celle d’une femme revendiquant sa culture, ses origines au travers de ses coiffures et de son style vestimentaire laissant transparaître une touche africaine.
Mon point de vue sur ce sujet a évolué, car bien que présentant un certain nombre d’inconvénients (les transports en commun, les retards, les bouchons et j’en passe !), Paris a toutefois l’avantage de concentrer des groupes de populations auxquels il est possible de s’identifier, ce qui n’est pas forcément le cas en province. Ainsi, une personne noire portant une coiffure afro pourra être pointée du doigt par des gens qui estiment qu’elle n’est pas coiffée, alors que c’est le cas. Contrairement à ce que les gens ont coutume de penser, porter l’afro nécessite beaucoup d’entretien ; il ne s’agit pas de laisser ses cheveux à l’air libre au risque de les voir se casser.
A titre individuel, mon cheminement culturel et identitaire est en cours et est en bonne voie, me semble-t-il. Néanmoins, d’un point de vue collectif, il reste des points à améliorer pour permettre à chacun·e d’avoir accès à des leviers à partir desquels s’opèrera une pleine prise de conscience de la richesse et de la beauté de sa diversité culturelle – qu’il·elle décidera ou non d’affirmer.
Crédit image à la une : Ben Biayenda
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