Les histoires courtes de Pommette sont des petits textes de fiction destinés à redonner espoir, inspirer et faire rêver les femmes musulmanes. Merci à la talentueuse Blachette pour ses illustrations !
D’habitude, elle ne conduisait jamais. Il voulait toujours conduire lui. A vrai dire, la question ne s’était jamais réellement posée. Ç’avait été une évidence, dès le début. Évident que, si elle conduisait, ce serait humiliant pour lui, car il se retrouverait sur le siège passager.
Mais aujourd’hui, pour une fois, les rôles étaient inversés. Alors qu’il ne disait rien, elle sentait qu’il était aux aguets. Il observait ses moindres faits et gestes à la recherche d’une faille. Oublier le clignotant, freiner un peu trop brusquement au feu rouge, ne pas choisir le chemin le plus rapide. Tout pourrait être une excuse.
Crédit : @blachette
Avec les années, elle le connaissait par cœur. Elle connaissait par cœur ces moments de tension. Le calme avant la tempête. C’était devenu une partie de son quotidien, une situation qu’elle avait appris à gérer, qui pouvait survenir n’importe quand. Il fallait avancer, sans se poser de question.
C’était étrange, tout à coup, de se retrouver au volant. Elle alluma la radio. « Pourquoi tu allumes la radio ? » Elle sentit qu’il avait envie de se disputer, mais elle n’avait pas la force. Elle éteignit la radio.
Elle l’oublia quelques instants et se focalisa sur la conduite. Elle avait toujours aimé ça. Cela lui procurait un sentiment de liberté, d’indépendance. Dès qu’elle avait travaillé, son premier achat avait été une voiture. Elle se remémora ses vingt ans, et ces moments où elle prenait la voiture, la nuit, allait sur l’autoroute et roulait, roulait, roulait à en perdre le souffle. Elle mettait du rap, kickait les paroles qu’elle connaissait par cœur. Si c’était l’été, elle ouvrait les fenêtres et laissait l’air s’engouffrer dans la voiture, faire virevolter ses boucles. Elle sourit.
D’habitude, elle ne conduisait jamais. Mais aujourd’hui, exceptionnellement, il ne pouvait pas conduire. Il s’était blessé à la main, la veille.
Il était en train de la regarder. Elle se rendit compte qu’elle chantait. Il aimait bien qu’elle chante. Ça lui plaisait, car il s’imaginait que c’était féminin de chanter. Les femmes chantent et ont la voix douce, pensait-il.
Mais elle n’avait pas envie de chanter pour lui, alors elle s’arrêta. Elle continua à l’ignorer et pensa à cette jeune fille de vingt ans qu’elle était. De celle que j’étais alors, qu’est-ce qui subsiste encore aujourd’hui ?, se demanda-t-elle.
Même ses cheveux s’étaient transformés. Elle n’avait plus ce carré qu’elle adorait, avec les boucles qui volaient dans tous les sens. Ses cheveux étaient longs, lisses, parce qu’il trouvait ça plus beau. C’était normal de faire ça pour lui, disait-il, puisque lui aussi demandait parfois son avis sur ses tenues.
Il aimait ses cheveux comme ça, mais lorsqu’elle sortait, il préférait qu’elle les dissimule en chignon, pour ne pas attirer l’attention. Pour qu’aucun homme ne veuille la lui prendre. Ça l’aurait rendu fou, qu’un autre homme la regarde. « Je perdrais mon honneur », disait-il. « Je préfère que tu meures plutôt que tu te laisses faire », répétait-il souvent, lorsqu’ils allaient se coucher, le soir.
D’habitude, elle ne conduisait jamais. Mais aujourd’hui, il ne pouvait pas conduire. Il s’était ouvert la main en jetant la vaisselle contre les murs. C’est elle qui avait lavé le sang sur le sol et ramassé les débris. Un jour comme un autre.
« Arrête-toi, je vais acheter des cigarettes. » Elle tourna à droite sur l’aire d’autoroute. Il sortit et se dirigea vers la supérette. Après avoir fermé la porte de la voiture et avancé de quelques mètres, il se tourna vers elle et la fixa. Plus tard, elle se rappellerait de ce regard.
Comme si elle avait préparé cet instant toute sa vie, elle connecta son téléphone à la voiture et lança une playlist de rap. Elle était, soudain, de nouveau dans le corps de cette jeune fille de vingt ans.
Elle enclencha le frein à main, démarra, accéléra. Dans la voiture, la rappeuse disait : « Dodo c’est la même, depuis le départ j’ai pas changé, Dodo c’est la merde envoie le départ, j’vais tout casser, Dodo marche seule, c’est pas la peine d’la mélanger »
Tandis que la rappeuse chantait, elle scandait les paroles, fenêtres ouvertes, cheveux au vent.
Diffuse la bonne parole