Cela fait maintenant dix ans que ses bombes ne la quittent plus. Oumema Bouassida, alias Ouma, est une jeune artiste graffeuse tunisienne de 29 ans qui a fait des murs ses toiles de prédilection. Elle revient, pour Lallab Mag, sur son parcours et sur les revendications qu’elle porte dans la rue, sa “galerie à ciel ouvert”’.
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“J’étais une enfant timide et avec la révolution, j’ai senti qu’il y allait avoir quelque chose de beau dans notre pays, qu’en tant que jeune femme voilée, je pouvais sortir dans la rue et faire ce que je voulais. […]
Avant, à l’époque de Ben Ali, le graffiti n’avait pas l’impact du street art. La rue était très contrôlée. […] Un jour, il y a eu un reportage à la télé, mon père m’a appelé.e et il m’a dit : “Viens voir ce qui se fait à l’étranger, les artistes décorent les murs avec des peintures, ça s’appelle le graffiti.” Je n’ai pas retenu le mot, mais j’ai été impressionnée. Je lui ai dit que c’est ce que je voulais faire, que je trouvais ça beau. Il m’a répondu : “Déjà en Tunisie, ça n’existe pas et c’est une activité pour les hommes et ce sont tous des fumeurs et des clochards.” J’étais petite et il m’a donné n’importe quelle raison pour me décourager. Mais l’idée est restée dans ma tête. Petit à petit, j’ai découvert que pour dessiner sur les murs, il fallait utiliser des bombes et qu’on pouvait en acheter à la quincaillerie. […]
“J’ai économisé de l’argent et j’ai fait mon premier graffiti”
C’était juste après la révolution. J’étais en Terminale et je voulais laisser une empreinte sur mon lycée. […] Ce qui est drôle, c’est que je portais le pull à capuche de mon frère. J’ai commencé à travailler après la fermeture du lycée et un voisin est venu me crier dessus, il pensait que j’étais un garçon parce qu’il me voyait de dos. […] Quand je me suis tournée, il était choqué. Il m’a dit : “Qu’est-ce que je vais faire maintenant, une fille et en plus voilée.” Il a commencé à crier et il a dit qu’il allait me dénoncer. Le lendemain, je suis directement allée voir le proviseur, je lui ai dit que c’était moi qui avais fait le graffiti et que je voulais le terminer. Il s’est mis à rigoler parce qu’il me connaissait grâce à l’atelier de dessin dans lequel j’étais parmi les excellent.e.s. Il m’a donné le feu vert pour le terminer. Cette fois, c’était en plein jour, les élèves du lycée sont sorti.e.s et iels me regardaient, l’adrénaline était à son maximum. C’était un moment magique, surtout que les gens du lycée savaient que j’étais quelqu’un de timide qui n’a jamais fait quelque chose de bizarre. Iels étaient impressionné.e.s. […]
Mon choix en tant qu’artiste est de travailler dans un cadre autorisé afin de terminer mon œuvre et pour que le message soit abouti, même si je sais que quand je finis un grand mur, peut-être que le lendemain ou même une demi-heure plus tard, il pourra être abîmé. Certains viendront l’effacer ou l’endommager. Quand mon mur vit, un jour, une semaine ou un mois, ça veut dire qu’il a été accepté par les passant.e.s. Ça veut dire que j’ai réussi à faire passer un message. Esthétiquement, iels l’ont accepté et le message leur a plu et c’est la rue qui en prend soin. Pour moi, c’est ça, le succès de ma fresque. […] Le travail sur le mur, c’est beaucoup d’escalade, d’exposition au soleil toute la journée dans la rue, ça demande un effort physique. Ce n’est pas comme travailler une toile à la maison, dans une ambiance décontractée. […] Après j’ai appris comment travailler sur une symbolique ou un sujet que je traite d’une certaine manière pour qu’il véhicule un message même après m’être éloignée du mur. Il y a deux phases : la première quand je suis devant le mur en train de travailler, il y a un message direct, par ma présence. […] Il y a une interaction avec les gens dans la rue, c’est ce qui a fait grandir mon amour pour le graffiti. […] La deuxième phase, c’est quand je pars, le mur va représenter une idée ou un concept particulier qui va pousser les gens à réfléchir autrement. […]
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“S’il n’y avait pas de lien entre ma spiritualité et mon art, ce ne serait pas de l’art”
[…] À un certain moment, quand je dessinais, j’ai commencé à m’en vouloir parce qu’on m’a mis en tête que le dessin était haram [péché]. […] Je me sentais inutile parce que la seule chose qui était bien en moi et que j’aimais, c’était l’art et le dessin. […] Mais Dieu a créé en moi le besoin de dessiner. Chez d’autres, c’est le besoin de chanter ou de danser. Pour moi, il y avait une contradiction que je ne comprenais pas. Je me suis mise à implorer Dieu. […] Et je me suis dit que si Dieu avait créé ça en moi, j’allais l’utiliser pour Dieu. Avec cette intention, j’arrive à la notion de khilâfa [mandat divin accordé aux êtres humains] dont a parlée Dieu. Il a créé l’être humain pour être un représentant sur Terre. […]
Je porte le hijab depuis que je suis petite. Je voyais les filles de mon âge vivre d’une certaine manière et moi, parce que j’étais voilée, la société venait me dire que je ne devais pas rentrer dans un café, ni sourire dans la rue. Quelle est la différence entre moi et une autre fille ? Pour moi, il n’y en a pas, alors pourquoi on m’impose une limite juste parce que je porte le hijab ? C’est moi qui connais mes limites et qui me les impose, ce n’est pas à toi de me dire comment vivre. Depuis toute petite, je suis passionnée par les disciplines artistiques. Je voulais étudier aux Beaux-Arts et j’avais trop peur parce que je savais qu’à l’époque, c’était impossible de rentrer aux Beaux-Arts en portant le hijab. […] Au final, après la révolution, j’ai étudié aux Beaux-Arts et j’ai fait un master en design habillement. […]
Même si tu portes le voile en étant jeune, ce n’est pas une limite dans ta vie, tu peux faire ce que tu veux. Ce n’est pas parce que tu portes le hijab que tu dois avoir un travail spécifique, que tu n’as pas le droit à certaines disciplines. Depuis petite, je savais que j’allais être dans un secteur artistique. Mon rêve d’enfant, c’était d’être styliste ou réalisatrice de film et on me disait : “Tu es voilée et tu as choisi les deux secteurs qui sont dégueulasses et dans lesquels tu ne peux pas travailler.” Je me demandais pourquoi en tant qu’artiste, je devais avoir une certaine apparence ou appartenance, pourquoi je ne pouvais pas être artiste et m’exprimer sur ma foi, mes croyances avec mon art. Un.e artiste qui croit aux extraterrestres par exemple va l’exprimer par son art parce que l’art n’a pas de limite.
“Etre présente dans une discipline artistique dans la rue en tant que femme voilée”
Je voulais sortir parce que je dessinais depuis petite et quand j’ai découvert un autre support, le mur, ça a été un déclic. Au lieu de faire quelque chose de caché, j’allais faire quelque chose dans la rue. Ça fait maintenant presque 10 ans que je fais du graffiti, mais c’est récemment que c’est devenu quelque chose que j’affirme. Avant la révolution, le hijab était interdit [dans les établissements publics]. Et moi, par conviction personnelle, je porte le foulard depuis l’âge de 12 ans, malgré l’interdiction. J’ai rencontré des obstacles, parfois on ne me laissait pas aller en cours à cause du hijab. […] Pour moi, c’était une injustice. On est dans un pays où la femme tunisienne est la plus libre du monde arabe. […] Mais le fait que je mette le hijab, c’est une liberté, c’est mon choix, alors pourquoi on m’imposait quelque chose qui allait à l’encontre de mon choix. […] Je voulais être présente en tant que jeune femme voilée dans la rue parce que je suis déjà présente : j’étudie, je travaille, je me déplace. […] J’existe, je suis présente dans la société tunisienne, donc pourquoi dans la rue, toute ma jeunesse, j’ai dû marcher en baissant la tête parce que je suis voilée, par peur d’un policier ou d’une délation ? La peur était toujours là. Avec la révolution, j’ai senti que j’étais désormais Ttunisienne à 100%. […]
J’étais convaincue que ma présence dans la rue était importante. Quand quelqu’un.e passait dans la rue et qu’iel était choqué.e, c’est ça que je recherchais, c’est ce que mon esprit de jeunesse voulait. Au fur et à mesure, avec ma présence dans les événements, dans la communauté hip-hop, la communauté associative et artistique, j’ai compris l’impact de ma présence et de mon art. […] Parce que j’ai vécu de la discrimination en tant que femme voilée, quand une femme vient me raconter une discrimination qu’elle a vécue, je le ressens et je me dis qu’en tant qu’artiste, je peux exprimer ça d’une autre manière. Avant je ne parlais pas de mon engagement artistique en tant que femme voilée, je ne parlais pas du fait que j’ai choisi d’être artiste parce que je suis voilée, pas seulement parce que la discipline artistique m’a plu, mais c’est parce que je suis voilée que je peux peut-être inspirer ou changer les choses.
“ Je pensais que j’étais la seule femme voilée à faire du graff”
J’ai découvert que je n’étais pas la seule. En Tunisie, oui, mais dans le monde musulman, il y a des graffeuses voilées en Thaïlande par exemple et en Afghanistan, il y a Shamsia Hassani qui a véhiculé son message fort par sa présence et son oeuvre. J’ai senti que je ne pouvais pas atteindre mes objectifs ou changer le monde seule, mais que je faisais partie, en parallèle, d’une communauté plus grande que moi et d’un objectif encore plus grand parce qu’on fait toutes la même chose et qu’on n’en a pas conscience. Imagine que nous, les femmes voilées qui sommes en train de changer les choses – ou les femmes musulmanes en général – on se donne la main et on s’affirme, qu’est-ce qui va se passer ?
Dans le graff, il y a beaucoup d’artistes qui m’inspirent comme El Seed qui a mis en valeur la calligraphie arabe, mais El Seed, c’est un homme. Ce n’est que quand j’ai découvert Samia Oroseman, l’humoriste franco-tunisienne, que j’ai pu me voir en quelqu’un d’autre. Elle m’a plu. Avec toute sa fierté et son hijab, elle défend l’Afrique, l’islam et sa culture, tout en vivant en France. C’est pour rendre hommage à cette femme qui m’a inspirée que j’ai fait son portrait sur un mur des rues de Sfax. […] Une fois, en France, j’ai été invitée par une association, je travaillais sur une fresque. Il y avait une fille de six ans qui me regardait. Son père m’a saluée en arabe. J’ai répondu aux questions de sa fille et en partant, il m’a dit en français, merci d’inspirer ma fille. J’ai eu la chair de poule. […] Je sens que je suis devenue le modèle de la Oumema de 10 ans ou d’autres jeunes. […]
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En tant que jeune Tunisienne, si j’ai pu étudier, travailler et devenir artiste, c’est parce qu’il y a eu des femmes avant moi qui se sont battues pour que les Tunisiennes puissent faire ce qu’elles font aujourd’hui. Il faut apprécier le vécu de nos ancêtres, ce qu’iels nous ont légué et ce qu’on laissera pour celleux qui nous suivront. […] Ma mère a porté le foulard petite, alors que personne ne le portait dans sa famille. Elle l’a fait par conviction et à l’époque de Bourguiba, quand il l’a interdit dans les établissements secondaires, les filles qui le portaient ne pouvaient pas passer le bac. Ma mère a choisi de le garder. Mais c’est quelque chose qui l’a marquée parce qu’elle n’a pas étudié. Maman est passionnée par la littérature et beaucoup d’autres choses. Mais elle s’assume, elle en est fière et elle s’est promis que quand elle aurait des enfants, ça ne se reproduirait pas. Un jour, elle m’a dit une phrase que je n’oublierai jamais : “Je suis passée par des épines pour que tu puisses poursuivre ta vie et toi aussi, tu retireras des épines pour tes enfants.” C’est simple, mais c’est beau. Ma mère est différente de moi, on n’a pas eu la même éducation, mais elle a fait le maximum pour m’encourager même si elle ne comprenait pas toujours. C’est elle qui m’a le plus encouragée à sortir de mes zones de confort et à faire entendre ma voix.”
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Propos recueillis par Sara H.
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