Nous sommes le 9 octobre 2016 et je m’apprête à passer un moment agréable avec mon père au restaurant. Du moins, c’est ce que je pensais, naïve que je suis. Mais un bout de tissu coloré sur ma tête a donné une autre tournure à la situation. Ce tissu doit posséder des pouvoirs magiques insoupçonnés, comme de faire parler les peurs les plus profondes. Mon père, choqué, enchaîne :
Comment peux-tu, ma fille, porter ce foulard, ne vois-tu pas que tu te laisses influencer, manipuler ? J’ai lu sur Internet, vu, entendu à la télé que rien ne t’oblige à le porter. Tu vas finir par te faire enfermer par un homme auquel tu seras complètement soumise. J’ai lu, vu, entendu de ceux qui savent, car toi, ô jeune fille fragile, tu ne sais pas. Te rends-tu comptes du handicap pour ta vie professionnelle, personnelle ?
Une fois le calme retrouvé, je me demande : comment mon propre père peut-il me croire si influençable, si manipulable ? Comment peut-il croire que ce choix n’est pas le mien et que je pourrais me laisser enfermer par un homme, me taire et me terrer, lâcher mon métier ? Mais est-ce vraiment lui qui me parle ? Lui, ce père si ouvert à la discussion. Je ne nous reconnais pas.
Et puis, une semaine après, je participe à une formation qui va me donner une réponse claire. Le thème est « comment comprendre le monde pour mieux le re(construire)« . Passionnant.
Tout devient évident. Ce n’est pas vraiment le discours de mon père, mais uniquement le reflet d’un discours médiatique négatif, trompeur. Finalement, qui, de lui ou de moi est le plus manipulé, le plus influencé ?
Pour mieux lutter contre les préjugés, essayons d’abord de les décortiquer
Qu’est-ce qu’un préjugé ?
Des préjugés, on en a tous. C’est, par exemple, cette impression que l’on peut avoir sur quelqu’un avant même de lui avoir parlé. Le problème avec les préjugés, c’est quand on n’en a pas conscience. On finit par croire que ces sentiments sont une réalité alors qu’ils n’ont aucun fondement. Ça entraîne des discriminations invalidantes pour la réalisation de nos projets, de nos rêves. Est-ce qu’on doit laisser croire qu’on devient moins intelligent avec un foulard sur la tête ?
Lors de cette formation, j’ai appris qu’on peut avoir quelques excuses inconscientes. Notre cerveau peut nous jouer des tours. C’est ce qu’on appelle des biais. On est aveuglé par ces biais. Les repérer, c’est une première étape pour s’en détacher.
Il y a le biais de négativité. C’est lorsqu’on donne plus de poids aux expériences négatives que positives. Alors oui, peut être qu’un matin la voisine n’avait pas été très sympa, ne nous a pas souri, a regardé notre foulard un peu trop longtemps, mais est-ce qu’on doit la classer parmi les islamophobes pour autant ? De même pour elle, elle s’est peut-être dit « Depuis qu’elle est voilée, elle ne dit plus bonjour à mon mari. C’est sûr, son époux doit lui interdire de parler aux hommes ». Cela part vite en généralisation.
Il y a le biais de dissonance cognitive. En gros, c’est le fait de réinterpréter une situation à notre sauce, histoire d’éliminer les contradictions. « En fait, ce n’est pas vraiment ça qui s’est passé, c’est parce qu’elle m’a mal regardé.e que je lui ai mal parlé… bref, tu vois quoi… » Malheureusement, ce biais-là permet de justifier à soi-même et aux autres beaucoup d’actes.
Après, il y a le biais de confirmation. Celui-ci, je l’aime bien. Je crois que c’est celui que les gens utilisent le plus. C’est aller chercher uniquement les informations qui confirment ce que l’on pense. Bon, Papa, honnêtement, tu n’as pas tapé « pourquoi je porte le voile avec fierté et en toute liberté ? ». Il serait peut-être tombé sur Lallab, qui sait !
Et puis, il y a le biais cognitif culturel. C’est une façon d’interpréter les choses en fonction de sa culture, de sa croyance, de son vécu. C’est sûrement celui qui nous concerne le plus, nous jeunes Français.es issu.e.s d’un immense melting-pot. Nous n’avons pas tou.te.s les mêmes référentiels. Si je demande à ma mère, née en Italie, son point de vue sur l’égalité hommes-femmes, pas sûr qu’elle ait le même que celui d’une autre personne dans un autre pays.
En résumé, j’aime cette phrase d’Alfred Korbysky qui dit « la carte du monde n’est pas le territoire ». Une carte ne montre pas la hauteur de la montagne, ni la difficulté à la grimper… Ce n’est qu’une interprétation de la réalité. Pareil pour nos opinions sur certaines situations.
Des biais, il y en a d’autres. Même s’ils peuvent être inconscients pour nous, certains médias, certains politiques ne se gênent pas pour les utiliser consciemment et fabriquer l’opinion publique.
Et là, la désinformation commence… Quelles techniques sont utilisées ?
Qui de nous va vérifier la source du message qui nous est partagé ? Qui va vérifier les lieux, les dates des faits évoqués ? Et hop, quelques fausses informations et un message négatif enrobé de croyances populaires, et c’est parti ! Avoir cet œil demande du temps, de l’investissement. Lorsque le message nous intéresse à moitié, il est plus simple de l’accepter tel qu’il est.
Les messages imprécis, altérés, sont ensuite répétés pour qu’ils nous semblent fiables (« c’est évident, on en parle tout le temps à la télé »). On y ajoute un petit coup de mythes et de croyances populaires et la majorité adhère. Le conformisme s’installe. Je crois avoir beaucoup entendu parler de burkinis cet été…
Le but n’est pas d’excuser la construction de ces préjugés, mais de comprendre leur mode de fonctionnement et de propagation pour mieux les déconstruire. De plus, toute personne, victime ou non de préjugés peut également en devenir l’auteur.e. Je sais dorénavant quel est le biais dont je dois me méfier.
Quels outils à notre portée : l’autodéfense intellectuelle
À nous de nous bouger, de chercher, pour mieux appréhender le monde, identifier, et déconstruire les préjugés. Il y a ce qu’on appelle l’autodéfense intellectuelle. C’est une technique, une attitude qui ferait de nous des êtres plus critiques, capables de remettre en cause ce qu’on nous partage dans les médias et d’en avoir une lecture plus objective.
Toutes les disciplines sont étudiées, de l’art de jouer avec les mots à celui de jouer avec les chiffres. Il existe des boites à outils, des vidéos, des conférences, des ateliers créés pour nous aider à devenir des citoyens plus lucides.
Et concrètement, que peut-on faire?
Prendre conscience de l’existence des biais cognitifs inconscients chez soi ET chez l’autre est un premier pas vers la compréhension. Nous ne savons pas tout, nous ne connaissons pas l’autre.
Parler, discuter. Il n’y a pas de plus belle action que d’échanger pour mieux se connaître et se comprendre.
Organiser des ateliers de sensibilisation auprès des jeunes et des moins jeunes, proposer des jeux de rôles, des débats, … (Ce qui est proposé par Lallab)
Partager des profils de gens différents, à l’opposé de ces clichés bien ancrés. Casser le statut quo. (Oui, oui, il y a des femmes qui sont pilotes de rallyes.)
Proposer des documentaires, des vidéos (ça aussi Lallab le fait. Instructifs. Ou drôles, comme le font par exemple les indivisibles.)
Partager des actions ensemble, entre associations que les médias ne verraient pas s’entraider. (Comme ce fut le cas, par exemple, d’une maraude commune organisée par une association non musulmane et musulmane après des évènements stigmatisant les musulmans.)
Et sourire, tout simplement… Car, OUI, merci, tout va très bien pour moi avec ce turban !
Et pour mon papa ?
Ce jour-là, je suis restée silencieuse. Après avoir réfléchi à toutes ses croyances erronées, je me suis décidée à l’aider à lutter contre ses préjugés. Je refuse de laisser tout ça nous séparer ! Je lui ai envoyé la date de projection du documentaire du Women Sense Tour. Puis le lien de ce magazine en ligne qui parle de toutes ces femmes musulmanes, voilées ou non, inspirantes, inspirées. Et enfin, j’ai décidé de m’y mettre moi-même et d’écrire cet article. Au fond, je comprends bien que toutes ces phrases ne viennent pas vraiment de lui et ne parlent pas vraiment de moi.
Comme Rosa Parks l’a dit:
Si nous baissons les bras, nous sommes complaisants envers les mauvais traitements, ce qui les rend encore plus oppressifs.
A nous de nous battre maintenant, encore et encore, et garder l’espoir que les choses vont changer. Il n’y a pas de victoire facile. Être heureux.se, ce n’est pas toujours confortable.
Et vous, qu’allez-vous faire ou que pourriez-vous faire pour ne plus être les victimes OU créateurs.trices de préjugés ?
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