Lors du Lallab Day du 1er février 2020, Fatiha Ajbli et Oumalkaire Soulemane sont intervenues pour nous parler de la place des femmes musulmanes portant le voile face à l’emploi dans un contexte où elles sont stigmatisées et évincées de la société. Doctorante en sociologie, Fatiha Ajbli a fait une thèse en 2011 dans laquelle elle a travaillé sur les questions du fait islamique dans la structuration du récit national, notamment sur la façon dont les femmes musulmanes sont amenées à gérer la question de la visibilité religieuse au travail ainsi que sur les questions d’identité. Oumalkaire Soulemane sociologue et vice-présidente de Lallab, l’accompagne dans cette intervention en apportant de précieuses précisions.
L’expression religieuse en milieu professionnel: Un cadre législatif français imprécis
La liberté religieuse est admise comme une liberté fondamentale et consacrée par divers textes de référence sur la protection des droits de l’homme. Mais « dire qu’une liberté est fondamentale ne fait pas d’elle une liberté absolue » soutient Fatiha Ajbli car en effet, dans certaines circonstances elle peut subir des restrictions. Dans le droit du travail il y a une difficulté à maintenir l’équilibre entre deux intérêts parfois contradictoires qui sont le respect de la liberté religieuse du salarié et le respect de la liberté à l’employeur.se de diriger son entreprise. Sur la question du principe de neutralité, il y a une stricte séparation à établir entre le secteur public, dans lequel c’est une obligation qui annule la liberté d’expression religieuse et le secteur privé dans lequel la liberté religieuse des salarié.es est protégée. Cependant depuis que le port du voile fait l’objet de débat au sein de l’école, la question du principe de neutralité va également se poser au sein de l’entreprise. Dans l’affaire Dallila Tahri en 2002 et dans l’affaire de la crèche Baby Loup en 2013, des salariées ont été licenciées au motif qu’elles portaient le voile. À ce moment-là, huit projets de lois vont être déposés dans lesquels il y a une volonté d’introduire au sein de l’entreprise le principe de neutralité religieuse. En 2014 la société PAPREC va ainsi se doter d’une Charte de la laïcité et de la diversité qui prévoit la neutralité de l’expression religieuse donc l’interdiction pour les salarié.e.s d’exprimer leur appartenance religieuse. En 2016, la loi El Khomri relative au travail va s’inspirer de cette charte en permettant aux entreprises de se protéger à travers un règlement intérieur avec la possibilité d’y introduire et d’y définir elles-mêmes le principe de neutralité en leur sein. En 2017, la Cour Européenne de Justice définit deux arrêts qui vont débouter deux salariées française et belge sur la question du port du voile au travail.
Un tournant est en train de se négocier selon Fatiha Ajbli dans lequel la frontière entre le public et le privé est en train de s’estomper. Bien que le Code du travail impose une obligation d’indifférence vis à vis de la religion de manière générale, on observe que c’est la visibilité musulmane qui est ciblée. « Vis-à-vis de cette recherche d’équilibre entre le principe de neutralité et la liberté d’expression religieuse le droit a plutôt basculer en faveur de la restriction que de la protection de cette liberté d’expression religieuse dans le travail » nous dit Fatiha Ajbli. En laissant le principe de neutralité à l’appréciation des recruteur.ses, la loi El-Khomri favorise la discrimination envers les personnes dont la religiosité est visible affirme Oumalkaire. Ce manque de clarté ne permet pas aux femmes musulmanes de s’appuyer sur le cadre légal pour se défendre. Le marché de l’emploi n’est pas « une île séparée du reste de la société » dit Fatiha Ajbli dans le sens où l’exclusion des femmes musulmanes en milieu professionnel est le reflet de l’exclusion qu’elles subissent dans la société. Il s’agit d’un déni de citoyenneté car c’est « leur empêcher l’appartenance au corps national » affirme Fatiha Ajbli. Selon l’opinion subjective des recruteur.ses, elle précise que l’entretien se fait parfois dans le couloir parce qu’il y a un filtrage avant l’entretien. Les contentieux liés au port du voile au travail concernent principalement les femmes musulmanes qui sont susceptibles de le porter au cours de leur carrière professionnelle puisque celles qui le portent déjà sont bloquées à l’entrée.
Le rapport des femmes musulmanes au marché du travail: impact et stratégies adoptées
Crédit photo: Zohra Krid pour Lallab
Les femmes musulmanes sont face à une impasse et donc confrontées à un dilemme : « choisir entre la liberté de travailler en tant que femme française ou la liberté de se voiler en tant que femme musulmane » nous dit Fatiha Ajbli puisque dans les faits, ces deux libertés ne semblent pas se conjuguer.
La plupart des femmes musulmanes inactives sont celles qui ont décidé de garder le voile pour travailler mais font l’expérience répétée de l’échec. Parmi les facteurs de l’inactivité des femmes musulmanes, il existe également l’auto-exclusion de ces femmes. Ayant intériorisé qu’elles n’ont pas leur place en tant que femmes musulmanes portant le voile dans le marché du travail, elles vont choisir des filières générales dans leurs études afin d’échapper au processus de sélection. Certaines vont également entrer très tôt dans le circuit matrimonial au sein duquel il y a des perspectives que le marché du travail ne leur offre pas. Elles entrent ainsi « dans un calcul du coup d’opportunité de travailler » nous dit Fatiha Ajbli. Parmi les profils des femmes musulmanes actives, il y a les fonctionnaires, les communautaires, les indépendantes et les exilées. Les fonctionnaires sont celles qui vivent avec la peur d’être démasquées et évitent donc de se familiariser avec leurs collègues. Elles sont motivées par l’idée que c’est leur inspiration professionnelle qui passe avant le voile. Contrairement aux communautaires qui elles sont motivées par l’idée que c’est leur voile qui l’emporte sur leur inspiration professionnelle. C’est pourquoi elles décident de rester travailler au sein de la communauté mais elles sont souvent exploitées par les heures supplémentaires et faiblement rémunérées. Les indépendantes quant à elles vont être dans une démarche libérale ou vont créer leur propre entreprise mais la majorité d’entre elles se retrouvent enfermées dans des logiques ethniques. Pour ce qui est des femmes musulmanes exilées cela concerne celles qui sont très diplômées, principalement dans la recherche et qui ne trouvent pas en France de perspectives à la hauteur de leur qualification.
Certaines optent pour la résistance en allant jusqu’aux Prud’hommes, mais ceci demande une grande charge mentale pour affronter ce combat juridique. D’autres se résignent à l’abandon mais font face à de nombreuses conséquences sur leur santé. Et puis il y a celles qui choisissent l’adaptation, choix dans lequel leur identité musulmane est soumise aux appréciations de leurs collègues en s’oubliant elles-mêmes. La réorientation professionnelle est également une forme de résistance aux yeux de Oumalkaire parce qu’elles peuvent exister dans d’autres espaces si elles ne sont pas acceptées dans d’autres. Suite à une expérience traumatisante, ils y a des femmes qui vont s’extraire du marché du travail. Face à l’angoisse qu’elles ressentent à l’idée de retourner dans la recherche d’emploi, elles vont se ressourcer dans leur spiritualité et leur cocon familial. En plus d’être une violence quant à leur existence, la discrimination qu’elles subissent nuit à leur sociabilité et leur mobilité.
Crédit photo: Zohra Krid pour Lallab
La discrimination que subissent ces femmes musulmanes va avoir un impact sur leur santé physique et mentale mais également sur leur trajectoire professionnelle. Par l’exclusion et le regard hostile des autres envers elles, ces femmes musulmanes sont renvoyées à une altérité, parfois même une déshumanisation. Elles sont perçues comme une menace pour l’entreprise, tel « un cheval de Troie qui viendrait infiltrer la tranquillité ou la productivité de l’entreprise » affirme Oumalkaire Soulemane. Pour celles qui vont choisir de continuer à travailler au sein des entreprises où elles ne se sentent pas bien, elles vont avoir des conséquences considérables sur leur santé telles que des modifications neuronales, un affaiblissement du système immunitaire, des maladies digestives ou encore des psychoses. Le stress minoritaire dont elles sont victimes témoigne de la charge de cette stigmatisation et n’est malheureusement pas pris en compte ni par les professionnels ni par la médecine du travail. Oumalkaire Soulemane conclue l’intervention sur le fait que pour ces femmes musulmanes « le travail devient une survie au lieu d’une évolution ou une expérience professionnelle ».
De nombreuses réflexions émergent de cette brillante intervention, notamment celle de l’impact que la discrimination a sur l’identité des femmes musulmanes. En effet, elles se retrouvent parfois contraintes de choisir entre leur identité française et leur identité musulmane alors que les deux sont complémentaires. Même si dans ses textes, la France « respecte toutes les croyances » et « garantit la liberté de culte », on peut clairement observer au sein de la société française une réelle atteinte à l’intégrité humaine.
Article écrit par Sana Arif
Crédit photo image à la une: Zohra Krid pour Lallab
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