La fin de l’année 2017 a été marquée par la diffusion d’une vidéo de la chaîne américaine CNN montrant la mise aux enchères de migrant·e·s en Libye. La vidéo a été largement relayée dans les médias et sur les réseaux sociaux, suscitant de nombreux débats et de vives réactions. Parmi certaines réactions partagées sur internet, on a pu observer deux tendances : celle consistant à penser que la réduction en esclavage des migrant·e·s était quelque chose de nouveau, et celle consistant à dénoncer uniquement les responsabilités de l’impérialisme occidental, niant ainsi la négrophobie présente au sein de certaines communautés arabes
Pourtant, comme le montre le Global Slavery Index, l’esclavage moderne n’a rien de nouveau. Selon cet indice, « sur le continent africain, plus de 1 % de la population congolaise, soudanaise, sud-soudanaise, somalienne, centrafricaine ou encore mauritanienne serait en situation d’esclavage ». Au quotidien, les migrant·e·s issu·e·s des pays d’Afrique noire sont confronté·e·s aux attaques xénophobes et racistes en Libye. En septembre 2000, des violences meurtrières avaient éclatées à Zawiya, opposant les habitant·e·s de la ville aux immigré·e·s sub-saharien·ne·s et faisant de 130 à 500 morts.
Selon un rapport de l’Organisation Internationale du Travail, bien que le terme d’esclavage moderne ne soit pas défini dans la législation, il est utilisé comme terme générique synthétisant des aspects juridiques qui se recoupent. Il se réfère essentiellement à « des situations d’exploitation qu’une personne ne peut refuser ou quitter en raison de menaces, de violences, de coercition, de tromperie, et/ou d’abus de pouvoir ». Si la vidéo de l’esclavagisme pratiqué en Libye a mis en lumière un effroyable trafic d’êtres humains commis en toute impunité, ce n’est pourtant pas le seul pays dans lequel on rapporte des faits de violences et de racisme dirigés contre les populations noires. La négrophobie des pays arabo-musulmans s’étend dans d’autres pays d’Afrique du Nord, que ce soit en Algérie, au Maroc, en Tunisie, mais aussi dans les pays du Golfe, dans lesquels les attaques négrophobes se multiplient contre les migrant·e·s.
Le « paradigme de l’infériorité de l’homme noir »
Si la mise en esclavage d’Africain·e·s noir·e·s en Libye et dans d’autres régions du monde est pointée du doigt à juste titre, nous ne devons pas pour autant oublier que le racisme et la négrophobie ne sont pas des faits nouveaux au sein des communautés musulmanes. Alors que la traite transatlantique est souvent mentionnée lorsque l’on parle d’esclavage, on estime le nombre de victimes de la traite arabo-musulmane, qui a duré treize siècles, à 17 millions de mort·e·s et/ou déporté·e·s, comme le rappelle l’anthropologue et économiste sénégalais Tidiane N’Diaye dans son livre Le génocide voilé.
Pour l’anthropologue, alors que la fraternité religieuse devrait rassembler les croyant·e·s, le « paradigme de l’infériorité de l’homme noir » est toujours présent. Ceci est principalement dû à une dévalorisation sociale et statutaire des femmes et des hommes noir·e·s, qui s’articule notamment à travers une disqualification religieuse. En Libye, mais aussi en Algérie, en Tunisie et en Égypte, on les appelle “azi”, l’équivalent de “nègre”, de même que “abd”, “esclave”, des termes péjoratifs utilisés pour qualifier « l’ homme noir ».
Un « privilège arabe »
Lorsque l’on étudie le racisme, il est intéressant de voir qu’il peut prendre des formes très diverses. S’il contribue à disqualifier des personnes sur la base de leur couleur de peau ou de leurs origines, en conséquence, les personnes issues du groupe dominant bénéficient de privilèges liés à cette appartenance.
En effet, on peut observer dans les communautés musulmanes un “privilège arabe” que l’on peut associer à une valorisation des populations issues de pays arabo-musulmans ou originaires de ces régions. Une conception largement répandue tend à accorder une plus grande légitimité aux Arabes, comme si l’Islam était l’apanage des sociétés arabo-musulmanes, tandis que dans un autre versant, on remet sans cesse en question la légitimité et la “religiosité” des musulman·e·s noir·e·s.
Pourtant, la diversité ethnique et culturelle des êtres humains est rappelée maintes fois dans le Coran. L’Islam, au-delà de l’ethnie, de la lignée ou du statut social, considère tous les êtres humains comme égaux :
« Ô hommes ! Nous vous avons créés d’un mâle et d’une femelle, et Nous avons fait de vous des nations et des tribus, pour que vous vous entre-connaissiez. Le plus noble d’entre vous, auprès d’Allah, est le plus pieux. Allah est certes Omniscient et Grand Connaisseur. »
(Sourate 49 Al Hujurat (Les appartements), verset 13)
Ainsi dans l’Islam, l’origine ou la langue parlée ne constituent pas un marqueur de supériorité auprès de Dieu et les plus nobles se distinguent par leur piété. Par ailleurs, la diversité ethnique et culturelle des musulman·e·s se traduit par les origines variées des 127 000 prophètes de l’Islam ; parmi ceux cités dans les sources islamiques, seuls quelques-uns parmi eux étaient arabes.
Pour autant, le “privilège arabe” est bien ancré et s’infiltre dans de nombreuses sphères politiques, sociales et religieuses. On observe ainsi une représentation dominante au sein des professions relatives aux sciences religieuses, au droit musulman, qu’il s’agisse de savant·e·s ou de théologien·ne·s, mais aussi chez les personnalités internationales de confession musulmane. Sur le devant de la scène, on trouve très souvent des conférencièr·e·s arabes.
C’est également le cas dans les conseils d’administration des organisations et associations fondées par des musulman·e·s, de même que dans les instances représentatives. Combien de musulman·e·s noir·e·s siègent dans des postes à responsabilités au sein de ces structures ?
Le “privilège arabe” est pourtant loin d’être la seule cause des expériences de discriminations à l’encontre des populations musulmanes noires. On peut également parler de “privilège asiatique”. En effet, les communautés musulmanes présentes et/ou originaires des pays d’Asie du Sud, comme l’Indonésie, la Malaisie et le Pakistan, bénéficient également d’une plus large représentation que les musulman·e·s noir·e·s et afrodescendant·e·s.
Loin d’être uniquement limitée aux questions de manque de représentation, la négrophobie se manifeste aussi par un rejet, voire des propos négrophobes à l’encontre des personnes musulmanes noires, perçues comme “inférieures” en comparaison aux personnes musulmanes arabes. La “légitimité” des musulman·e·s noir·e·s est souvent questionnée et constitue un point récurrent dans les discours négrophobes.
Étant originaire du Sénégal, Hawa a souvent eu affaire à des remarques et à des préjugés concernant sa pratique de la religion, supposément liée aux pratiques de son pays d’origine. « J’ai déjà entendu pas mal de remarques de la part de musulman·e·s originaires de pays arabes sur la façon dont les musulman·e·s de pays d’Afrique noire pratiquaient la religion. Un peu comme si on était des “musulman·e·s de seconde zone”, pas vraiment considéré·e·s comme musulman·e·s et pas vraiment considéré·e·s comme légitimes. Un peu comme si, sous prétexte que l’Islam a été révélé dans la langue arabe, certain·e·s musulman·e·s arabophones se pensaient supérieur·e·s aux autres. »
Rassemblement du 25 novembre 2017 à Paris / Crédit photo : Louiza Lamia
Ces jugements sur une prétendue légitimité en tant que musulman·e·s ont également été vécus par Dieynaba, qui raconte : « Dans mon quartier, les Noir·e·s se comptaient sur les doigts d’une seule main : trois, allez quatre familles tout au plus. Deux de ces quatre familles, dont la mienne, étaient de confession musulmane, ce qui suscitait parfois l’étonnement. Un étonnement qui se transformait par un rejet de notre identité religieuse à laquelle d’autres musulman·e·s refusaient de nous associer. Je me souviens de cette scène à laquelle j’ai assisté alors que je n’étais qu’enfant. C’était dans l’école primaire où je me rendais avec mes sœurs. Ma mère avait entendu dire que des cours d’arabe étaient mis en place et souhaitait donc tout naturellement nous inscrire. Étonnamment, elle a dû faire face au « non » catégorique du professeur de langue arabe, qui nous a refusé l’accès à ces cours. Pour quel motif ? La réponse est évidente, non ?! Et puis les gens s’offusquent, s’étonnent de constater que je suis musulmane mais que je ne parle pas arabe. Visiblement, mon identité religieuse resurgit uniquement pour pointer du doigt mes lacunes et ainsi remettre en cause ma légitimité à m’affirmer et à me considérer comme musulmane.
En dehors de la salle de classe où j’étais visiblement la seule élève noire, il en était de même de la mosquée dans laquelle je me rendais. La diversité de cette mosquée n’était représentative qu’à travers ma famille, la majorité de l’assemblée étant composée de personnes d’origine maghrébine. Cette absence de mixité suscitait chez moi un sentiment de malaise dû aux regards qui pesaient sur moi. Ces regards étaient-ils réels ou imaginaires ? Mon malaise, lui, était en tout cas bien réel. J’ai décidé de l’affronter par la fuite : ne plus me rendre à la mosquée. Mais la mosquée n’est-elle pas la maison de Dieu pour tou·te·s, quelque soient notre culture, notre couleur de peau ? »
Rassemblement du 25 novembre 2017 à Paris / Crédit photo : Louiza Lamia
Ce n’est pas en se cachant derrière une pseudo unité de personnes racisées que l’on parviendra à régler le racisme au sein de la communauté musulmane
Un des aspects positifs est de voir que la négrophobie au sein de la communauté musulmane est de plus en plus dénoncée. Sur les réseaux sociaux, de nombreuses voix s’élèvent contre le racisme et les traitement différenciés à l’encontre des musulman·e·s noir·e·s. On trouve également des initiatives comme Black and Muslims in Britain, une série de vidéos traitant de différents sujets : représentation, identité, amour et relations à travers les expériences d’influenceuses et d’influenceurs musulman·e·s noir·e·s en Angleterre.
Cependant, même si la négrophobie est bien plus discutée et interrogée aujourd’hui au sein des communautés musulmanes, elle reste un sujet tabou, souvent évacuée des débats. Par conséquent, on délaisse des sujets tels que la négrophobie au profit de ce qui est considéré comme plus “important” avec des thèmes tels que la lutte contre l’islamophobie. Le problème avec cette approche et cet agenda imposé de ce que devraient être nos “priorités” est qu’ils nient les expériences vécues par des musulman·e·s confronté·e·s à la fois au racisme systémique et au racisme au sein de leur communauté religieuse. Ce n’est pas en se cachant derrière une pseudo unité de personnes racisées que l’on parviendra à régler le racisme au sein de la communauté musulmane. Nous avons tou·te·s des responsabilités sur ces sujets ; en parler, c’est déjà reconnaître le problème et trouver des solutions pour y remédier. En tant que membres de diasporas diverses, les questions de négrophobie ne doivent plus être étouffées, elles doivent être discutées de manière constructive.
L’unité dans la foi entre musulman·e·s ne peut être effective si elle ne se traduit pas dans les faits.
Article écrit par Dieynaba, Hawa et Romy
Crédit photo à la une : Louiza Lamia
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