Karima Brini : « je me réapproprie mon pays »

par | 1 septembre 2016 | Portraits

C’est à 175 kilomètres à l’ouest de Tunis, tout près de la frontière algérienne, que l’association Femme et citoyenneté a vu le jour en 2011.  Dans une Tunisie alors en pleine ébullition suite au départ de son dictateur, c’est loin de l’attention médiatique que s’est mise en place cette initiative portée par des femmes enseignantes et médecins. C’est autour de la citoyenneté des femmes et du renforcement de leurs droits que se mobilisent les salariés et bénévoles de la structure. Rencontre avec Karima Brini, l’une des fondatrices et présidente de l’association, pour qui la révolution de 2011 a constitué un véritable point de départ à son engagement dans la société civile.

 

« La révolution a réveillé en moi un sentiment de réappropriation de mon propre pays »

 

Karima Brini est franco-tunisienne. Cette femme de 44 ans a toujours vécu au Kef, où elle est enseignante au collège. En 2011, la révolution est un véritable élément déclencheur pour elle. Jusqu’alors, elle n’avait jamais été impliquée dans la vie politique ou associative. Elle nous confie n’avoir jamais voté avant cette date, «mais dès le départ de Ben Ali, j’ai tout de suite eu besoin de bouger, de faire quelque chose». Son engagement s’amorce par de petites activités, telles que repeindre les murs des postes de police qui avaient été brûlés. Le thème central de son association, celui des droits des femmes, se construit alors qu’elle entend autour d’elle, dans la rue ou à la télévision, des discours inquiétants concernant la place des femmes. Pour Karima, le pays qu’elle découvre après la révolution est beaucoup plus conservateur qu’elle ne le pensait, surtout dans sa région «de l’intérieur, montagneuse, à moitié rurale».
Par peur de ce qu’il pouvait advenir des nombreux acquis des femmes tunisiennes dans ce contexte socio-politique mouvant, Karima et douze autres personnes décident d’organiser des actions concrètes. C’est ainsi que l’association Femme et citoyenneté voit le jour au Kef. Elle insiste sur la place des hommes au sein de la structure : «on est une association de femmes, mais il y a aussi des hommes avec nous. Nous n’avons pas voulu limiter l’association aux femmes parce qu’on est conscients qu’on ne peut pas sensibiliser des femmes et ne pas le faire auprès des hommes. [..] Par exemple pour la violence, c’est-à-dire qu’on renforce une femme victime de violence, qu’on lui dise qu’elle a des droits qui la protègent et qu’en parallèle on ne travaille pas avec les hommes, ça peut au contraire créer des conflits encore plus graves.»
Au départ, Karima et ses amis tâtonnent. Leur travail de terrain les amène à découvrir que la violence est présente dans la vie de nombreuses femmes au Kef, mais que cette violence semble normalisée.

 

On rencontrait ces femmes parce qu’elles avaient d’autres besoins, mais elles ne parlaient pas de la violence comme étant un problème pour elles, alors qu’on savait qu’elles le vivaient, parce qu’on l’entendait dans leurs discours

 

Dans un premier temps l’équipe se lance dans des actions auprès des mères célibataires, mais ils se rendent compte assez vite qu’ils ne sont ni correctement formés, ni préparés psychologiquement pour travailler auprès de ce public. Ils décident alors de réaliser une identification des services existants dans la ville afin de monter des partenariats, mais ils se heurtent rapidement au manque de structure sociale adaptée – à l’hôpital comme au poste de police, personne n’est formé pour accueillir les femmes victimes de violence – et à l’absence d’aide des pouvoirs publics. Avec son équipe, elle a alors essayé d’imaginer un endroit où ces femmes pourraient être écoutées, recevoir toutes les informations juridiques dont elles ont besoin, ainsi qu’un accompagnement psychologique, une écoute et un soutien dans leurs démarches : c’est la création en 2014 du centre Manara, qui accueille des femmes victimes de toutes formes de violence.
Dès le départ, l’engagement de Karima Brini est encouragé à la fois par sa famille, par ses amis et par ses collègues. Mais au Kef, l’association n’a pas toujours été très bien accueillie. Elle nous raconte notamment qu’ils ont «eu des critiques, parce qu’ici c’est une petite ville de l’intérieur, c’est un peu conservateur et beaucoup estiment que les femmes tunisiennes ont suffisamment de libertés par rapport aux femmes d’autres pays, donc le fait qu’il y ait une association de femmes, on ne comprenait pas vraiment pourquoi». Mais la jeune femme et son équipe persévèrent dans leurs actions et finissent par gagner le respect et la reconnaissance de la communauté.
Consciente d’un retour à un certain conservatisme en réponse à la déstabilisation post-révolutionnaire du pays, Karima Brini appelle à la vigilance durant cette période de transition. Pour elle, il est nécessaire de faire un travail de sensibilisation à la démocratie, à la citoyenneté et aux droits humains afin que le développement du pays passe par la prise en compte des droits des femmes.

 

«Il n’y a pas une femme musulmane, il y a des femmes musulmanes»

 

Parallèlement, le pays se divise profondément sur la question du retour du religieux dans l’espace public et la question du voile cristallise une partie des débats. Selon Karima Brini, « que ce soit un phénomène passager je ne sais pas, que ce soit réellement une affirmation de son identité, peut-être. C’est une période où rien n’est définitif. Pour le moment, il y a un fort besoin d’exprimer son identité religieuse, on verra dans quelques années si ce sera toujours pareil. Pour le moment oui, on voit beaucoup de femmes voilées. » Mais pour comprendre les différents points de vue, il est dans tous les cas crucial de prendre en compte l’histoire du pays, puisque sous Ben Ali, le voile était interdit. En tant qu’enseignante, Karima que «la police attendait les jeunes à la sortie des mosquées pour les embarquer. J’ai aussi eu beaucoup d’élèves qui essayaient de porter le voile mais elles n’en avaient pas la possibilité donc c’était des bonnets, des casquettes, des foulards autour du cou pour pouvoir entrer en cours. Il y avait une véritable répression de tout ce qui est visible par rapport à la religion. Tout ça a explosé après la révolution, c’est normal. Il y a eu une liberté, les gens en ont profité». Cette question de l’identité religieuse, très instrumentalisée à l’intérieur du pays comme sur la scène internationale, symboliserait donc davantage une liberté retrouvée qu’une détérioration des droits.
Pourtant, les discours actuels ne cessent de pointer du doigt les pays musulmans pour leur soi-disant «retour en arrière». Pour Karima Brini, ce sont les médias qui contribuent à alimenter l’image de la femme musulmane soumise. Elle déplore l’exploitation de la femme tunisienne à des fins politiques et l’association systématique du voile et de la soumission, qui montre qu’il est difficile d’accepter des combinaisons et des convictions différentes.

 

On ne peut pas porter de tels jugements, surtout quand on ne connaît pas les cultures. Moi-même, je suis en train de redécouvrir mon pays, moi-même j’avais cette idée-là parce que j’étais très influencée par les média occidentaux. Aujourd’hui, je sais que l’on peut être voilée et ne pas être soumise, c’est-à-dire être des femmes fortes, des femmes féministes. Ce n’est pas figé

 

Les bouleversements dans son pays ont ainsi fait prendre conscience à Karima Brini de la nécessité de faire bouger les lignes. Son action militante naissante lui a avant tout appris à se déplacer d’un pas, pour regarder le monde qui l’entoure sous un angle différent. «Pour moi, être féministe c’est essayer d’être juste, et être juste c’est aussi respecter les conditions des autres. Ce n’est pas parce qu’une femme est voilée qu’elle est soumise à un homme. Tant que c’est librement choisi, pour moi, c’est à respecter, c’est tout», résume-t-elle. Et le travail mis en place par l’association Femme et citoyenneté est à son image : plus de justice et d’équité entre les femmes et les hommes dans un respect mutuel. Elle conclut : « on essaie de faire du changement, tout doucement, ça va prendre du temps, mais j’espère qu’on va y arriver ».

 

Article rédigé par Camille Demange pour Lallab

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