Fatma est journaliste. Après des études d’histoire, elle décide de questionner nos différentes expériences de l’arabité, dans son podcast Arabia Vox.
De Tunis à Bondy
Née à Tunis, Fatma déménage en France à 8 ans. Se définissant comme la “benjamine chouchoutée”, très bien entourée par une famille semblant joyeuse, elle ne ressentait pas les difficultés dues au contexte politique de son enfance. “C’était la dictature, la corruption atteignait des sommets, mon père trouvait peu de travail”, explique-t-elle. “Le matin, on devait chanter l’hymne national et vanter les mérites de Ben Ali, comme sauveur de la patrie”. Fatma me montre également son auriculaire. “Tu vois, ce doigt est un peu tordu, parce qu’un prof horrible me tapait dessus”. Elle n’aurait ainsi jamais pensé détenir un jour un master, traumatisée par l’école. Son père, très intéressé par la politique, finit par perdre espoir concernant l’avenir de son pays. Il ne supportait plus les images de propagande, les nombreux prisonniers politiques et le parti unique de Ben Ali. Il décide donc d’aller travailler en France durant un an, avant de ramener petit à petit sa femme et ses 4 enfants par le biais du regroupement familial. “C’était très dur, je lui avais mis une photo de moi dans sa poche pour qu’il pense à moi”, se souvient Fatma. “On arrivait par petit wagon, j’ai donc vécu un an à Pantin sans ma mère, elle me manquait énormément”. Une fois en France, Fatma doit faire face à la barrière de la langue. Elle a très peu appris le français en Tunisie, malgré le fait que cette langue demeure très importante en raison du passé colonial. Elle a donc dû intégrer une classe d’initiation à l’école (CLIN), en compagnie d’autres enfants immigrés ne parlant pas français. Elle apprend rapidement à le parler, tout en étant très complexée par son accent. “Pendant longtemps, je n’arrivais pas à prononcer la lettre u, j’ai subi beaucoup de moqueries, on m’appelait la ‘blédarde’, la ‘sans-papier’, c’est encore plus douloureux quand ça vient d’enfants d’immigrés nord-africains”. Elle finit par quitter Pantin pour Bondy, où elle vit encore aujourd’hui.
De Carrefour à la Sorbonne
Fatma obtient un bac L option théâtre, apprenant toujours les monologues les plus longs des tragédies grecques, afin d’améliorer sa pratique du français. Au sein de son immense lycée se trouvait un théâtre et Fatma pouvait exposer devant un public extérieur à son établissement, en partenariat avec la maison culturelle de Bobigny. Passionnée, elle décide d’intégrer la licence arts du spectacle à Nanterre. Cependant, elle ne supportait pas le fait que ses camarades soient étonnés de son excellent niveau en tant qu’immigrée du 93. En parallèle de ses études, Fatma était caissière à Carrefour. Elle estime se sentir plus proche de ses collègues du supermarché que de ses camarades de l’université. Fatma finit par quitter ses études au bout d’1 semestre, afin de travailler durant 2 ans à Carrefour. Cela lui a permis de découvrir un autre monde et de gagner de l’argent. Néanmoins, Fatma considère que son cerveau était en veille et qu’il était “épuisé d’être non stimulé”. Suite au licenciement injustifié de son collègue et aux encouragements de son ancienne professeure d’histoire, faisant souvent ses courses dans ce supermarché, Fatma finit par intégrer la licence d’histoire de Panthéon-Sorbonne. “Ma famille était très contente, j’étudiais comme Bourguiba à la Sorbonne”, rit-elle.
Sorbonne. Crédit : Sorbonne
Elle se sent très épanouie dans le centre Tolbiac. Fatma estime que cela l’a beaucoup aidée à penser contre elle-même et à changer radicalement son point de vue. Néanmoins, l’étudiante avait peur de correspondre au cliché arabe. Elle tentait de s’assimiler dans ses choix de cours, refusant de prendre les options sur le monde arabe. “En histoire médiévale, je préférais étudier les Carolingiens que les Abbassides”. Elle reprend cependant des cours d’arabe, tout en commençant à écrire des articles. Elle rédige des reportages, des interviews ainsi que des critiques de théâtre. Elle effectue également un stage à Orient XXI. Fatma se lasse néanmoins de l’université en master. “On dirait un gros coup de balai qui passe, ça devient très élitiste”. Durant sa 1ère année de master en Histoire et Audiovisuel, Fatma effectue un mémoire sur la médiatisation du groupe Mashrou’ Leila en France. Le documentaire Ouvrir la voix d’Amandine Gay l’a incitée à se libérer de la crainte de correspondre au stéréotype de l’Arabe et de choisir un sujet relatif au monde arabe. Ce groupe l’intéresse particulièrement, puisqu’il représente différentes choses, à l’instar des LGBTQ+ dans le monde arabe ou encore la catégorie “world music”. Cette expression signifie tout et n’importe quoi pour Fatma. “Dans cette catégorie sont classées des musiques bretonnes, issues du continent africain et des artistes français chantant en anglais”. Elle apprécie le fait que ce groupe arrive à mêler “la mondialisation artistique et son identité, son héritage”. Elle effectue également un stage au sein de l’émission 28 minutes sur Arte, durant le dernier semestre de son master. Inspirée par le podcast LSD de France Culture, elle décide finalement de lancer Arabia Vox sur les réseaux sociaux.
Arabia Vox, un projet questionnant l’arabité
Arabia Vox. Crédit : Arabia Vox
Fatma a beaucoup observé ses collègues durant ses stages, afin d’apprendre à utiliser le matériel nécessaire pour nous faire profiter de son podcast. Elle a passé tout l’été à s’entraîner, notamment en enregistrant des interviews de sa sœur afin de tester le micro. “Je dormais à 3 heures du matin et dès que je me réveillais, je me remettais dessus”. Concernant le générique, elle a hésité entre le poème Je suis arabe du palestinien Mahmoud Darwich, “la référence suprême”, la grande chanteuse algérienne Warda et Lil Watan de Mashrou’ El Leila. Elle finit par choisir ce groupe, leur chanson évoquant le faux patriotisme justifiant la négation des libertés. Fatma n’a pas l’habitude d’être exposée, elle avait donc très peur qu’on se moque d’elle. La journaliste tient à une diversité de profils, concernant le genre ou les origines. Elle n’invite que des personnes inspirantes des milieux artistiques, associatifs ou encore des journalistes, faisant “bouger les lignes”. Fatma souhaitait produire un contenu accessible, dans lequel les concerné·e·s pouvaient exprimer leur propre vision de l’arabité. “Dans le monde arabe, tu peux te sentir amazigh (berbère), juif, chrétien, je voulais que l’on puisse déconstruire ce que l’on vit et surtout, dire que nous pouvions nous sentir plein de choses à la fois”. Fatma souhaitait que ce ne soit pas académique, ce qui n’empêche pas d’aborder certaines notions, telle que l’ “arabité relative” exprimée par la franco-syrienne Leïla Alaouf ou encore le fait d’être “arabo-maghrébin”, comme le disait le franco-tunisien Skanderous, sur Arabia Vox. “Je voulais quelque chose de vivant et le témoignage apporte une force immense”, explique-t-elle. Ce projet est très important pour Fatma, se sentant à la fois “tunisienne, arabe, berbère, africaine et méditerranéenne”. Elle regrette qu’en Tunisie, l’héritage berbère, pourtant immense, soit invisibilisé.
Vous pouvez donc suivre le travail de Fatma sur les réseaux sociaux et nous vous invitons vivement à écouter son podcast, afin de mieux saisir cette “arabité relative” que nous sommes nombreux·se·s à vivre, dans notre complexe diversité, selon nos pays d’origine et les pays où nous vivons. Nous souhaitons beaucoup de succès à Fatma pour ses prochains projets, inshAllah.
Crédit photo image à la une: Fatma Torkhani
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