Je vous invite à vous accompagner d’une chanson de la Dame pour lire cet écrit. De préférence une chanson enregistrée avec le public. Il est « l’autre instrument ». Pendant c’est bien, après c’est encore mieux. En réalité, dès que vous pouvez, notamment quand vous ressentez le besoin d’un réconfort. Par ces temps difficiles, vous réaliserez la force incroyable que peut déployer une femme musulmane amoureuse. Les chansons d’amour de l’Étoile d’Orient, c’est l’art d’aimer au féminin dans toute sa splendeur ; dans toute sa magnificence ; dans toute sa puissance. Aux profanes, si vous voulez saisir l’âme arabe, écoutez et laissez-vous transporter par la Voix d’Oum Kalsoum.
1983. Lille. C’est un de ces dimanches matin comme je les aime, ce mode en pause où, enfant, je me réjouis de ne pas être pressée pour aller à l’école. Ces dimanches confortables où je sais que je vais rester en pyjama et savourer le temps qui passe. Je vais avoir bientôt 6 ans, ma sœur et moi chahutons sur le canapé du salon. Je vois mon père se lever de son fauteuil, poser sa tasse de café, et mettre un vinyle sur la platine orange. Il allume une cigarette. Le temps s’arrête. Silence. J’entends encore le début du crépitement du diamant sur le disque. Des applaudissements. La ferveur du public. Des violons en joie. Et la Voix qui entame « Habibiiiiiii… » Les violons répondent.
Je me souviendrais toujours,de cette ambiance onirique, de ce parfum trouble mais si doux de l’enfance. Je m’en souviendrais toujours. La plénitude répondait à la mélancolie. La sensualité conversait avec la nostalgie. Dans ce bavardage délicat, je ne saisissais pas d’où venaient ces murmures, ces paroles, ces émotions. Était-ce mon père assis sur le fauteuil, qui, dans les volutes de fumée de sa cigarette, les yeux fixés dans ses pensées, dialoguait avec sa terre natale ? Lui disait-il à quel point lui manquait sa lumière, ses couleurs, sa poésie, sa musique ? Lui disait-il à quel point il l’aimait ? Lui disait-il que l’exil, el ghorba, lui devenait insoutenable ? Qu’il ne supportait plus la distance et l’hostilité du pays d’accueil ? Ou peut-être s’adressait-il à quelqu’un d’autre ?
Ya Habibiiiiiiiiiiii… violons… Yaaaaaaaa Habibiiiiiii ». Clameur extatique du public « Aaaaah !!! » Durant cet interlude, le temps s’arrête. Mon père est ailleurs. Il a pris ses bagages, il est retourné au pays. Il continue à haler la fumée. Il semble penser à cette femme qui chante pour lui. Oui il n’a d’yeux que pour cette femme. Cette voix. Car elle seule peut le consoler, dans cette langue qu’ils partagent tous les deux. Cette Voix seule peut comprendre sa douleur, entendre ses confidences. J’en suis jalouse.
À qui appartient cette voix éraillée et tremblante ? Mais qui est cette chanteuse que tout le monde semblait admirer ? Je saisis la pochette du vinyle, pour imager la Voix. C’est elle ? Comment une dame d’un certain âge pouvait faire cet effet à mon père ? Au public ? Des yeux masqués par des lunettes noires, une coiffure surmontée d’un chignon haut et droit, un mouchoir en soie dans la main gauche. Mais qui est cette chanteuse à l’allure si austère ? En vrai, j’avoue… Oui j’avoue que, moi aussi, je suis saisie ce jour-là. Si ce moment d’enfance est encore gravé dans ma mémoire, c’est qu’elle a su toucher mon tréfonds de petite fille. Son timbre, son souffle, son âme s’y sont nichés pour toujours et à jamais.
Et sur la pochette est écrit Oum Kalsoum. Oum Kalsoum est son nom.
1898 ( ou 1904 ?). Delta du Nil. Née la Nuit du Destin, celle de la Révélation, quand le Prophète (psl) reçut le Coran de l’Archange Gabriel, pendant le mois du Ramadan, elle ne pouvait que connaître une destinée hors du commun. Le Livre sacré deviendra son antre, son inspiration, sa source de vie. C’est un élément à comprendre si on veut percer le secret de celle qui deviendra l’Astre de l’Orient. Ses parents décident de lui donner le nom de la dernière fille de Khadija et du prophète Mohamed. Comme une réincarnation du fruit de l’al hiba (plante désertique qui a donné al hub, l’amour) entre l’Envoyé de Dieu et sa femme. Celle qu’on nommera l’Étoile de l’Orient est prédestinée à glorifier l’amour, le désir, Allah.
C’est en écoutant son père chanter que la future diva apprend à manier sa voix. Ibrahim est imam et cheikh dans un village d’un delta du Nil, et vit de ses interprétations de chants religieux lors de mariages, fêtes sacrées ou Maoualids. Un jour, il surprend sa petite entonner les mêmes refrains. Subjugué, le père réalise la puissance vocale de sa fille. Il comprend vite qu’elle peut devenir un gagne-pain juteux pour la famille. Pour ne pas se risquer à déshonorer sa réputation en faisant chanter sa propre fille, le père la déguise en garçon. Certains y verront plus tard l’origine de son ambiguïté sexuelle. Peu importe. Il décide de l’envoyer à la mosquée, pour parfaire son talent. Oum Kalsoum y fait une rencontre qui la bouleverse. Elle tombe amoureuse. Intensément. Follement. Éperdument. Al-Coran. La Récitation. Elle découvre l’absolu. Allah s’est réincarné dans le Verbe. De ses mots elle s’émerveille. De son message, elle jubile. De ses entrelacs elle joue. La langue arabe transcende le Sensible. Le texte saint l’habite, la possède. « Le Coran est toute ma vie», confiera-t-elle lors d’une interview. C’est pourquoi même dans les chansons d’amour les plus érotiques, vous l’entendez faire appel à Dieu. « Yaaaaaa Rab… aaaaa Rab ». Car la jouissance charnelle vous transcende vers le Créateur et donne un avant-gout du Paradis. Intonation, modulation, silence, souffle. L’art de la psalmodie métamorphose sa voix en instrument magique. Oui. On tient le secret de sa tessiture divine. Le livre sacré l’a révélée. Oum Kalsoum venait de naître une deuxième fois.
Ses prestations se révèlent vite exceptionnelles et toute la Région du Delta ne parle que de ce petit bédouin. Qui est cet enfant dont la voix envoûte tous les villageois du Nil ? Mais qui est-il pour émouvoir son auditoire jusqu’à le faire pleurer ? Ayant écho du succès du « jeune garçon », le célèbre cheikh Abou El Ala Mohamed décide d’assister à un de ses récitals. Ému aux larmes, il n’en revient pas. Incroyable. Devant ce joyau brut, il tombe en pâmoison. Il presse les parents d’envoyer leur enfant prodige à la Capitale. Il insiste, l’aura de l’adolescente mérite de briller sur toute l’Égypte. Mais c’est dans le monde entier qu’elle rayonnera.
1967. Paris. L’Olympia. L’excitation est à son comble. Des cars bondés en provenance de toute l’Europe, des avions du monde entier. Les admirateurs affluent. Des files d’attentes interminables devant la salle de spectacle. Le boulevard des Capucines profite des dernières lumières d’automne. « C’est du jamais vu ! » affirme Bruno Coquatrix, le propriétaire vient de signer le cachet le plus cher de l’histoire de la mythique salle. Se bousculent des princes du Moyen-Orient, des ambassadeurs de tous les pays, et surtout des immigrés, des ouvriers de chantiers, des étudiants, marocains, algériens, tunisiens qui côtoient des juifs séfarades ayant grandi eux aussi avec le « Rossignol du Caire ». La musique transcende la discorde. S’impatientent quelques français connaisseurs, dont un jeune acteur qui deviendra un monstre sacré du cinéma. Beaucoup d’hommes en réalité, et ce n’est pas un détail. Les places se sont vendues à prix d’or. La salle se comble vite.
1956. Le Caire. Bouillonnante, foisonnante, électrique, la capitale est le théâtre depuis 30 ans de grands changements politiques : l’expulsion des Britanniques, l’indépendance et le coup d’État des militaires en 1952. Nasser, le Raïs, chantre du tiers-monde et héraut du panarabisme, est à la tête d’un pays plein d’espoirs. Et le Caire est une promesse, elle est the place to be. Cosmopolite, sensuelle, inspirante, la ville vit son âge d’or artistique. Les cinéastes, chanteurs, starlettes s’y côtoient dans les cabarets. On peut y croiser Mohamed Abdel Waheb, Samia Gamal, Youcef Chahine, Omar Sharif, future grande star internationale, et tant d’autres, qui donneront les lettres de noblesses au cinéma et à la nouvelle musique arabe. Les comédies musicales du Nilwood sont légions et les artistes servent de porte-drapeau au soft power égyptien dans un monde arabe à peine décolonisé, de Casablanca à Bagdad. Le nouveau président le sait et c’est ainsi qu’il se rapproche de celle qu’on nomme déjà là 4e pyramide. À son arrivée dans les années 1920, la jeune Oum Kalsoum rencontre le succès très vite, elle a laissé son déguisement de garçon dans les loges et s’offre depuis triomphante à la ville. La prédiction du cheikh Mohamed s’est avérée juste. Désormais elle brille, à Tanger, Tripoli ou Damas. Son public lui voue une dévotion quasi mystique. Incontournable et déjà iconique, la Diva est au firmament de sa gloire. Nasser vient de faire subir un affront monumental aux Français et au Britanniques lors de la crise de Suez. Auréolé de sa victoire, le Raïs se lie d’amitié avec El Sett, la Dame. Pour lui, elle intègre des hymnes patriotiques, dans son répertoire dominé par la thématique amoureuse,. En 1960, il lui suggère de collaborer avec un autre génie, le chanteur musicien Mohamed Abdel Wahab. Pour la Voix de l’Orient, l’artiste composera le légendaire « Enta Omri».
1964. La Nation arabe. Du Maghreb au Mashrek, l’air chaud est électrique et impatient. Il est 20h. Rabat, Alger, Beyrouth, Kharthoum arrêtent toutes leurs activités pour se précipiter dans les hanouts, échoppes et cafés. On s’y rassemble autour du transistor ou de l’unique télévision du quartier. Les rues se vident littéralement. À la radio d’État égyptienne, les généraux du comité de la Révolution occupent le premier rang. Des âmes bénies dans le reste de la salle mesurent leur chance de voir leur divinité en chair et en os. Le cénacle d’amoureux impressionne par son nombre. Ses prétendants s’apprêtent à vivre pleinement « Le moment de grâce ». C’est devenu un rituel. Chaque premier jeudi du mois, la Nation arabe a rendez-vous avec leur Bien-aimée. Ce jour-là, Al shaeb arab est suspendue à ses lèvres. Al- Uma retient son souffle. Silence. La garde orchestrale entre en scène. Applaudissements. Clameurs. Sifflements. Les corps s’agitent. Les musiciens virtuoses ouvre le bal. L’orchestre est la sentinelle de la Voix. Oum Kalsoum n’est plus un corps. Mais une voix, une respiration, un rêve. Ça commence. Violons, derbouka, luths résonnent au diapason. Dès les premières notes, la foule frissonne. Le préambule musical tels des préliminaires entre des amants, se veut délicat, lent, long. Crescendo, le désir monte. Ardent, le peuple se contient difficilement. Dans la salle, on entend « Allah Akbar». Le temps s’arrête. Les instruments retiennent la note. La font durer. La tension est érotique. Et soudain, la Voix. Telle une caresse, elle lui souffle un « Habibi» doux et tendre. Le public lui répond « Aaaaaaah !!!» il est au bord de l’évanouissement. Oum Kalsoum a parlé. S’enchaine un corps à un corps fiévreux entre sa Voix et les instruments. La guitare électrique s’alanguit auprès de l’orgue. Les violons frémissent aux sons du kanoun. La derbouka joue des arabesques devant le luth, la flûte murmure secrètement à l’accordéon. Mais c’est à la Voix qu’ils dédient leur symphonie. Et puis silence. Le peuple tremble. La Voix déclame une longue et voluptueuse litanie à son soupirant. Enta Omri/Tu es ma vie. Oum Kalsoum est une femme amoureuse. Entre deux souffles lascifs, elle récite des vers d’une beauté sans pareil. Kouli Farah echtaka min kablak khayali/Chaque joie dont je me languissais de toi. Dans le creux sinueux des notes, elle fait vibrer chacune de ses syllabes pour retenir son amant. Elle l’aime. Ellayali el hilwa wil shouk wil mahaba/ les belles nuits, le désir, le grand amour. Elle le veut. Elle souffre. Ses gémissements sont à la limite de l’indécence. Enflammé, son chant est à l’acmé du plaisir. Ses auditeurs sont entrés dans une forme d’extase. La Voix androgyne, voilée, sensuelle glisse et pénètre tout leur être. Âmes déchues, ils n’ont pu résister à la tentation de la luxure. Et lorsqu’elle rythme avec insolence, ses longues vocalises par un langoureux Enta ou ana/Toi et moi, ils s’exaltent « Aaaaaaaaah » Quand la Voix leur susurre un suggestif Douk al Houb/Goûte l’amour, ils succombent. Quand enfin jaillit l’ultime Habibi/mon amour, la Voix porte, avec ivresse et ardeur, la dernière vibration, celle de l’abandon final. S’en suit une orgie musicale explosive qui n’en finit plus. C’est l’apothéose. Elle couronne le plaisir suprême. Transcendantale ! La joie hurle, les applaudissements se délectent et la clameur est orgasmique. Essoufflé mais heureux, le peuple vient de vivre la petite mort. Béatitude insolente et gloire au Divin. Oui. La Nation arabe vient de goûter au fameux « Tarab ».
Certains sons (aswât) font qu’on se réjouit, (…) certains excitent (itrâb) et suscitent dans les membres des mouvements de la main, du pied et de la tête, accordés à la mesure ! » disait Al Ghazali au XIe siècle. La chanteuse fait durer le plaisir aussi longtemps qu’elle le peut. Dans le tarab, l’interprète elle-même vit cet état second, dans ce face à face, avec son public. L’amour, le désir, le plaisir sont vécus dans une commune extase. La flamme consume l’âme et l’esprit qui font corps. Oum Kalsoum n’interprète que deux ou trois chansons mais ses refrains sont prolongés à l’infini. Les hommes sont à ses pieds. L’indigent comme le nabab s’enivre de sa voix suave et rauque, le soldat comme le paysan respire son souffle, le poète comme le musicien boit ses paroles, elle était devenue l’opium du peuple. Ils savent qu’elle est inaccessible. Et pourtant, chacun se persuade que les mots d’amour chantés par la Reine lui est destiné. Lyrique, tragique, théâtrale, Oum Kalsoum sait jouer des mots, des notes et des hommes. Elle les a domptés. Oui, une femme amoureuse est une femme libre et puissante. Une femme musulmane qui plus est. Mais le tarab ne suffit pas à expliquer ce pouvoir hors du commun. Perfection artistique, son secret réside d’abord dans la langue du Coran, l’arabe. Souvenez-vous, le livre sacré avait fait naître l’étoile de l’Orient. L’art de la psalmodie lui a fait découvrir la puissance du Verbe. L’Arabe est la métaphore de l’âme et du Créateur. Lorsqu’elle chantait, Oum Kalsoum puisait dans les profondeurs de la langue, la force du Seigneur. Sa voix aspirait dans chaque quatrain, chaque vers, chaque lettre, chaque accent le souffle divin, et lui donnait une forme accessible aux mortels. Elle rendait ainsi sensible l’Invisible. Sa voix donnait à voir le miracle d’Allah. Et de l’Amour.
Dans l’histoire des musulmans, pour moi, Khadija et Oum Kalsoum symbolisent, toutes deux, la femme amoureuse par excellence. Et je vous l’ai répété, elles sont des sources d’inspiration incomparables. Dans chaque femme, s’y insuffle la vie. D’ailleurs en arabe, le mot al-rahma, la miséricorde et amour, ne signifie t-il pas rahim, l’utérus. Splendide ! Non seulement, l’arabe est la langue d’Allah, de l’amour, et du sexe.
Mais définitivement, l’Arabe est la langue de la Femme.
1975. Le Caire. Le 3 février. Cela fait deux heures que le cercueil passe de mains de mains. Couvert du drapeau national, il flotte au-dessus d’un cortège impressionnant d’un 1, 5 km. Les stars de cinéma, les vedettes de la chanson arabe, les dignitaires du pouvoir sont présents. Éplorés mais fidèles jusqu’à la mort, ses musiciens décident de l’accompagner jusqu’à sa dernière demeure, au cimetière El Bassatine. C’est de la folie. La ferveur des cairotes est hors-norme. Et le sacrifice de l’Égypte devant l’autel de la Diva défunte est dramatique : 53 morts. Piétinés par une foule en deuil. C’est Marc-Antoine qui pleure Cléôpatre, des amants maudits. Trois millions de personnes composent la marée humaine. Les anonymes sont anéantis. Leur chagrin est incommensurable. Dans toutes les capitales, la Nation arabe pleure leur Kawkab Acharq. L’espoir suscité par le rêve d’une nation unie s’est éteint en même temps que le porte-voix du panarabisme. Al shaab arab vient de perdre sa bien-aimé. En deuil, beaucoup d’hommes pleurent dans la rue. Le comble de cette histoire d’amour est que la Diva préférait peut-être les femmes. On ne lui connaissait aucune romance officielle, avant de se marier avec son médecin à l’âge de 52 ans. Pourtant les prétendants ne manquaient pas. L’amoureux transi le plus célèbre est le parolier Ahmed Rami. Il lui écrira des centaines de chansons ; dont le chef d’œuvre Rubbayat, les quatrains du poète Omar Khayyam, traduit du perse à l’arabe spécialement pour elle. Les rumeurs sur une éventuelle homosexualité continuent d’être alimentées aujourd’hui. Quelle importance finalement ? Elle est une femme libre. Amoureuse. Immortelle. On nait, on vit, on meurt avec la Voix de Oum Kalsoum. Son pouvoir a traversé les mers et les continents. Les années et les siècles. Le cœur et les corps. Même Paris sera à ses pieds. Oui aux pieds d’une femme musulmane. Marqué à jamais par « la grande prêtresse du monde islamique », titre France Soir le 14 novembre 1967.
1967. Paris. 14 novembre. 2h30 du matin. « Taira echaouki oughani alami/De l’oiseau du désir ardent pour lui chanter ma douleur ». Les applaudissements sont sans fins. Des larmes coulent le long des joues. Les poitrines sont emplies de vibrations. Les esprits sont étourdis d’ivresse. Les âmes vaillantes planent et les cœurs brisés se remettent. Nuit incandescente. L’Olympia venait de vivre un concert historique. Deux soirs de suite. Jamais la salle n’avait veillé aussi tard. Standing-ovation, le public est en trans. La Dame triomphe sur la capitale et vient de soigner un peuple meurtri d’une plaie encore béante. Quelques mois plus tôt, en juin, les Arabes venaient de perdre la Guerre des Six Jours. Israël occupe désormais la totalité de la Palestine et le Sinaï égyptien. Terrible défaite pour Nasser, l’unité arabe tant rêvée ne sera plus qu’une illusion perdue. La tragédie des Palestiniens vire au cauchemar. Amoureuse et patriote, Oum Kalsoum décide de céder son cachet pour soutenir le Raïs et la cause arabe. Affectée, la chanteuse débute une tournée dans les capitales arabes pour réconforter le moral des troupes. Des marxistes égyptiens lui ont reproché d’avoir détourné le peuple du combat avec ses chants d’amour. Encore une fois dans l’Histoire, les femmes répondent à l’appel mais sont vite accusés de tous les maux. Mais la Voix des Arabes n’en a que faire : « Nous sommes des fedayins, nous mourons plutôt que de céder», avait-elle déclaré. Et rien de tel que la capitale française, seule escale occidentale, pour faire taire ses détracteurs et graver sa légende. Pour ce grand soir parisien, elle décide de chanter un monument « Al Atlal » les Ruines. Tout un symbole.
« Ya faoudi la tassal ayna el houa/ Ô mon cœur, ne demande pas où est passé l’amour». « Iskini ouachrab aala atlatlihi /Sers-moi et bois en souvenir de ses ruines ».
La Diva se tient debout, magistrale et magnétique. Chaque refrain, chaque complainte, chaque mimique entre dans le cœur du public. « Ya habiba zourtou yaouman aykahou/Ô mon amour, j’ai un jour visité le nid. Il lui répond par des cris, des pleurs, des déclamations. Quelques profanes sont subjugués et ne comprennent pas cette communion inédite mais fabuleuse. Parmi eux, un seul saisit la puissance d’Oum Kalsoum et savoure l’extase du tarab. C’est un jeune homme, et c’est Gérard Depardieu. Son cœur chavire, son âme est touchée, il tombe amoureux. L’acteur décide de se convertir à l’Islam. Incroyable. Il confiera plus tard, dans sa biographie « Je me suis retrouvé dans une communion artistique avec elle ». Extraordinaire ! La foule est en émoi. Les spectateurs ne retiennent plus leurs larmes, ni les convulsions de leur corps. Ils tiennent leurs visages, ils chantent, s’assoient, se lèvent. La Voix de l’Orient a réveillé les sens sacrés, elle est allée chercher dans les entrailles de chaque spectateur la dignité, le désir, l’élan de vie, le divin. Elle donnait vie à l’Indicible.
« A-t-il vécu l’amour dans l’ivresse comme nous/Hal ra el houbou soukara mithlana »
Elle est au Septième ciel. Dans son ascension, elle transporte ses fidèles dans une nouvelle dimension. L’Etoile s’est envolée dans le cosmos. Un homme, sous l’effet du tarab probablement, se jette à ses pieds. Il est vite évacué. L’incident ne trouble pas Oum Kalsoum, la Diva continue de chanter. Invincible !
Le lendemain ; ces deux concerts feront les titres des journaux « Opulente, indestructible, la voix de velours et de soie, le port pharaonique, c’est Oum Kalsoum l’Egyptienne » affirme le Monde.
« Donne-moi ma liberté et lâche mes mains/Aateni houriati oua tlik yadayya »
La 4e pyramide a emmené en ce jour historique, son public, ses admirateurs et toute la Nation arabe au sommet. Non seulement elle leur a rendu leur fierté. Mais elle a clamé au monde entier que les Arabes étaient une Nation faite pour l’amour.
« J’ai tout donné, il ne me reste plus rien/Innani aataytoi ma astab kaytou chaya »
Sous les vestiges, la reine d’Égypte savoure sa gloire, la scène est son trône, l’Olympia est son royaume.
Le peuple vient de prêter serment d’allégeance à leur Reine.
Un serment éternel.
Nejwa Mimouni, le 12 février 2021
Si vous l’avez ratée, retrouvez ici le premier épisode de notre chronique « « Quand l’Arabe était la langue du sexe» !
Crédit image à la une : Nejwa
Diffuse la bonne parole