“C’est vraiment dommage vous avez un bon profil, mais le voile n’est pas toléré au sein de notre entreprise.”
Étudiante, j’étais à la recherche d’un job étudiant qui me permettrait d’arrondir mes fins de mois. J’ai donc postulé à plusieurs offres et envoyé une candidature spontanée à plusieurs entreprises et agences d’intérim. Les jours, les semaines, les mois s’enchaînaient et je n’avais toujours pas de réponse, mise à part quelques refus. Pendant ce temps, j’entendais mes camarades parler de leur job étudiant si fascinant ou si fatiguant. Je voyais tou.te.s ces étudiant.e.s qui avaient réussi à obtenir un emploi, la plupart d’entre elles/eux avaient été reçu.e.s en entretien au bout de 2 ou 3 candidatures. Moi j’en étais à ma 40ème candidature et pourtant, pas un entretien d’embauche.
Je m’étais résignée. Je n’y croyais plus jusqu’à ce qu’un jour je reçoive l’appel d’une agence d’intérim. Elle me proposait de rencontrer un de leur client dans le cadre d’un entretien collectif, suite à ma candidature au poste de standardiste. Au bout du fil, la chargée de recrutement me demanda de me préparer à l’entretien d’embauche, de lui envoyer ma pièce d’identité, mon RIB, etc. J’étais tellement contente que je me suis pincée ! Enfin j’allais faire mon premier entretien ! Pour mettre toutes les chances de mon côté, je suis allée dès le lendemain m’acheter une tenue professionnelle, j’ai fait des recherches sur l’entreprise et sur ce qu’est un entretien collectif, j’ai également demandé à mon entourage de m’aider à me préparer… J’étais heureuse et stressée en même temps.
Le jour-j est arrivé, ce moment tant attendu et redouté. Je me suis présentée aux locaux de l’entreprise, nous étions huit candidates dans la salle d’attente. Plus le temps passait plus le stress montait en moi, mais je ne le montrais pas. Au bout de quelques minutes, deux responsables vinrent nous chercher et nous firent entrer dans une grande salle.
A l’issue d’un entretien de deux heures et demie, alors que les autres candidates avaient été conduites vers la sortie, l’un des deux responsables me demanda de rester quelques minutes supplémentaires.
– Savez-vous pourquoi j’ai demandé à vous parler ? Me demanda-t-il.
– Non, à vous de me le dire, répondis-je.
– Il faut que vous sachiez que le port du voile n’est pas toléré dans notre entreprise.
– Pourquoi ? Demandais-je.
– Nous n’avons pas à nous expliquer sur notre position, c’est comme ça.
– Étonnant, répondis-je, selon la loi un signe religieux ne peut être interdit en entreprise privée que sous certaines conditions comme l’hygiène ou le contact avec la clientèle. Et encore, l’entreprise doit justifier que c’est « une exigence professionnelle essentielle et déterminante » et proportionnelle aux tâches à effectuer. Or les missions du poste de standardiste que vous proposez se résument à décrocher le téléphone et orienter les appels…
– Écoutez, je ne vais pas rentrer dans ce débat avec vous…
– Non, mais je vous explique pourquoi j’ai postulé pour ce travail. Car juridiquement parlant rien ne m’empêche de l’exercer avec mon voile. Votre interdiction ne répond pas, comme l’indique la loi, à une « exigence professionnelle essentielle et déterminante ». Sans oublier que la neutralité doit être générale et ne pas porter uniquement sur un signe religieux…
– Écoutez, chez nous c’est comme ça. Le voile n’y est pas toléré. Votre profil nous intéresse beaucoup. Vous vous exprimez bien. Si vous avez la possibilité de l’enlever…
– Non, je préfère travailler avec vous en étant moi-même.
– Je suis aussi embêté que vous, c’est dommage. Vous êtes sûre que vous ne pouvez pas l’enlever ? Votre profil est vraiment intéressant…
– Je ne peux pas travailler avec vous. Vous me demandez de renoncer à mes droits et ma liberté religieuse alors que votre intolérance au voile dont vous me parlez est tout simplement illégale… Je préfère qu’on en reste là.
Alors que je me dirigeais vers la sortie, je lui demandai :
– Est-ce seulement le voile qui est interdit ou aussi les autres ports de tête et autres signes distinctifs ?
– Ce n’est que le voile… (Monsieur prend le temps de réfléchir et se ravise)… ah tout ce qui est distinctif est interdit. »
Tout le long de notre échange, il n’a utilisé l’adjectif “interdit” qu’à la fin de notre échange. Alors qu’au début il a parlé d’intolérance. J’ai compris que ce n’était pas une question juridique, mais une question de point de vue. Mon voile le dérangeait personnellement. Ce n’était pas moi en tant que personne qui le dérangeait, mais mon voile. Je lisais dans ses sourcils froncés, de l’incompréhension face à mon voile et de la pitié pour moi. “Vous êtes sûre que vous ne pouvez pas l’enlever ? Votre profil est vraiment intéressant…” m’a-t-il dit avec une voix adoucie comme s’il voulait m’aider, me délivrer de quelque chose qui occultait mes compétences.
En sortant de l’entretien, les autres candidates avec qui j’avais sympathisé m’attendaient. Elles étaient sûres qu’il m’avait retenue en privé pour me parler du voile. L’une d’entre elles qui était une femme musulmane me dit : “Tu sais… à un moment donné, tu seras amenée à choisir entre Dieu et le travail”. Elle n’avait certainement pas l’intention de me faire du mal, mais cette phrase m’a profondément heurtée. Devrais-je finalement faire un choix ? Serais-je obligée d’abandonner une partie de moi-même ? Étais-je condamnée à me confronter sans cesse à ce dilemme ? Autant des questions qui me torturaient l’esprit.
Le lendemain de cet entretien, j’ai été la seule candidate ayant des disponibilités toute la semaine à être évincée du recrutement. J’étais effondrée, même pour un poste de standardiste mon voile était un frein. Je m’étais tellement préparée, j’avais mis ma plus belle tenue pour cet entretien, mais ce n’était pas suffisant ! J’ai mis des jours avant de m’en remettre. Les paroles de cet homme et son regard étaient encore dans ma tête. En quelques mots, en un simple regard, il avait réussi à briser ma confiance en moi et mes espoirs. Depuis, je n’ai pensé qu’à une seule chose : quitter la France ! Partir loin, très loin de ce pays qui ne voulait pas de moi, de ce pays qui ne voyait que mon voile, de ce pays pour lequel j’étais invisible…
Un an après cet incident, j’ai obtenu un stage avec mon voile. J’étais tellement reconnaissante envers ma structure d’accueil, comme si on avait eu pitié de moi. Je faisais des heures supplémentaires, j’étais toujours la première arrivée, je faisais le double de mon travail, j’avais de moins en moins de temps pour mon mémoire, je ne voulais pas les faire regretter de m’avoir acceptée avec mon voile. Je ne me sentais pas à la hauteur du poste. J’avais du mal à me sentir compétente, j’avais du mal à croire que c’était grâce à mes compétences que j’avais été prise. Je devais être excellente, je devais montrer à chaque instant que mon voile ne nuirait nullement à mon travail, je devais m’intégrer très rapidement au sein de l’entreprise, je m’efforçais d’aller vers mes collègues alors que j’étais de nature timide. Je devais tout simplement faire plus, même si cela m’épuisait.
Il m’a fallu du temps pour arrêter de me sous-estimer, du temps et du soutien pour reprendre confiance en moi. Je ne sais pas si à la fin de mes études je trouverai un travail. Mon avenir professionnel est incertain, mais je ne laisserai plus jamais des islamophobes me faire douter de moi ni même me forcer à mettre une partie de moi au placard. En France, les femmes musulmanes sont malheureusement à l’intersection des multiples discriminations : le genre, l’origine, la religion, etc. C’est pourquoi aujourd’hui, je tiens à dire à toutes celles qui me liront : ne doutez jamais de vous, ne baissez pas les bras, ne renoncez surtout pas à vos droits ! Ne vous enfermez jamais dans l’espace qu’on vous a injustement assigné. Face à celles et ceux qui s’obstinent à être sourd.e.s et aveugles à votre humanité et votre liberté, prenez le micro et écrivez votre propre histoire. Ne leur donnez pas le plaisir de voler votre plume, de travestir vos paroles et vos aspirations. Soyez celle que vous voulez être, même si c’est difficile accrochez-vous à celle que vous êtes ou que vous voulez devenir. Quels que soient les obstacles, ne laissez personne vous définir.
Crédit photo Image à la une: Zohra Khaldoun
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