Hajer est une jeune femme engagée dans les luttes féministes et antiracistes. Modeste, elle ne s’estime pas militante, bien que ses projets constituent une véritable bouffée d’oxygène pour les diasporas nord-africaines et arabes.
L’omniprésence des cultures arabes dès son plus jeune âge
Née à Paris, elle a grandi quelques temps dans le 11e arrondissement, non loin de Belleville, quartier historique des Tunisien·ne·s, et notamment des Sépharades. Puis elle a vécu dans le 18e, qu’elle reconnaît comme « son arrondissement ». « Mon père est fils de paysan ; il est issu d’un milieu très pauvre, mais cela ne signifie pas pour autant qu’il était inculte, » insiste Hajer, dont les parents ont grandi dans le sud de la Tunisie. « Mes parents viennent d’une ville très connue pour ses grands poètes, savants et confréries soufies. Ma grand-mère était illettrée mais ça ne l’empêchait pas de réciter de la poésie classique, qui se transmettait beaucoup à l’oral. » Hajer estime donc que « la fracture sociale face à la culture savante était moins marquée ».
Se sentant pleinement tunisienne, elle aime cependant rappeler que le patrimoine culturel arabe ne s’arrête pas au pays du jasmin. Sa mère lui a notamment transmis l’amour des films égyptiens. « Qu’il s’agisse de la littérature ou du cinéma, nous avons un socle commun. Les poètes médiévaux venaient des empires omeyyades ou abbassides ; la territorialité n’avait pas le même sens qu’aujourd’hui et les cultures arabes renvoient à des choses beaucoup plus larges qu’on ne le pense. » Pour illustrer son propos, Hajer cite Mahmoud Darwich, grand poète palestinien, évoquant l’attachement au « terreau natal » qui n’empêche toutefois pas la conscience d’un « arbre plus grand ».
La difficile confrontation aux inégalités sociales
Alors qu’à la maison, la jeune Franco-Tunisienne sait à quel point les cultures arabes sont riches et variées, elle ressent un immense décalage avec le monde scolaire. « Petite, je ne comprenais pas les raisons pour lesquelles on considère souvent que les Arabes n’ont pas de culture. On ne leur reconnaît pas de légitimité. C’est dramatique, même chez les personnes concernées par la migration, » déplore-t-elle. En étudiant l’histoire et la science politique à la Sorbonne, Hajer se rend rapidement compte des inégalités sociales. Elles ne sont que trois Arabes dans sa promo — dont deux issues de milieux très riches et francophiles du Maghreb — et elle fait partie des rares boursier·ère·s. « En cours, c’était un peu le concours de celui ou celle qui a lu toute la sociologie politique, et ça n’était pas du tout mon délire, » commente-t-elle en riant. Hajer compte néanmoins au nombre des meilleur·e·s étudiant·e·s dans les cours concernant l’histoire des pays musulmans et/ou arabes.
Elle se souvient par ailleurs de rencontres avec certain·e·s militant·e·s de gauche à Paris, prônant un discours antiraciste tout en pointant du doigt celles et ceux pour qui la question coloniale s’avère importante. « La parole est souvent confisquée, et les minorités souvent domestiquées, dans ces espaces, » explique Hajer, qui se sent désormais « proche de toutes les personnes minorisées dans la société, » et pas uniquement pour des raisons racistes — à l’instar des personnes queers.
Les voyages comme moyen de s’enrichir politiquement
« Istanbul, c’est ma ville, » affirme Hajer, l’air nostalgique. Elle y a vécu deux ans, dans le cadre de ses études, ce qui lui a permis de remarquer l’orientalisme de ses camarades. « Je n’ai pas du tout connu de choc culturel en Turquie mais les étudiants français avaient souvent tendance à observer les choses de façon très cliché. Notamment en résumant la politique turque à un parti islamiste dominant le pays, alors que c’est plus nuancé que cela — l’AKP [parti au pouvoir] connaissant des conflits internes, tout comme le mouvement de libération kurde, souvent homogénéisé dans la presse française, » explique l’amoureuse d’Istanbul.
Loin de réduire ces deux années à une banale expérience Erasmus, elle en profite pour fréquenter différents milieux, côtoyant à la fois des Turc·que·s, des Kurdes, des Irakien·ne·s, des Marocain·e·s, des Palestinien·ne·s et des Syrien·ne·s, dont certain·e·s fuyant des zones de combat. Elle y apprend aussi à manifester à la turque : en formant des barricades et en risquant des violences policières très dangereuses. Elle vit alors dans le quartier arménien. « Ma position de jeune étudiante étrangère me permettait d’errer, de rencontrer différentes personnes et d’être plus ouverte au dialogue, comme il y avait moins d’enjeu personnel. »
Hajer a aussi voyagé dans la plupart des pays arabes, à l’exception de l’Irak. « Je ne me suis jamais totalement sentie étrangère dans ces pays. » Ces excursions lui ont notamment permis de développer la place de la cause palestinienne dans sa formation politique entamée en France. Elle suit les pas de ses parents puis de sa grande sœur, militante pro-Palestine. Récemment, elle s’est également rendue au Sénégal, intéressée par les luttes panafricaines et celles contre l’impérialisme des pays occidentaux — dont la France, très présente sur le continent.
Crédit : Mouqawamet
Mouqawamet, un blog nécessaire sur les féminismes arabes et amazighs
De plus en plus politisée, Hajer concrétise certains projets. En 2015, la jeune femme et ses amies Lamia et Nawel décident par exemple de créer le blog Mouqawamet – Tizeddamin, ce qui signifie « les résistantes », respectivement en arabe et en amazigh. La blogueuse considère que le féminisme a toujours fait partie d’elle. Alors qu’elle remarque, avec ses coéquipières, que les organisations militantes ne consacrent pas beaucoup d’espace aux femmes amazighs et arabes — et plus généralement, aux femmes « orientalisées » —, elle décide d’y remédier en présentant des figures féministes qui ne sont pas uniquement « européennes ou américaines ». La blogueuse confie avoir compris l’intersectionnalité en Tunisie, au contact d’un féminisme tunisien éminemment bourgeois, porté par les élites francophiles et proches du pouvoir de Ben Ali.
L’objectif de Hajer est de favoriser une certaine transmission culturelle, en visibilisant le combat de femmes ancrées dans des aires géographiques différentes. Les auteures insistent également sur le fait que toutes ces femmes ne puisent pas forcément leur féminisme aux sources religieuses. Aussi le blog présente-t-il des musulmanes comme des non-musulmanes qui, toutes, combattent fermement le colonialisme, l’impérialisme ou encore la misogynie. Il met aussi en lumière des héroïnes inconnues, « combattantes du quotidien », à l’instar d’une pêcheuse d’Oran, en Algérie. Les figures de moudjahidate (« combattantes » en arabe) permettent ainsi d’honorer les mémoires issues de l’immigration.
Crédit : Vintage Arab
Vintage Arab, l’incontournable podcast sur les musiques arabes
La transmission culturelle occupant une place importante dans son cœur, Hajer partage souvent via Facebook des posts sur le contexte historique et politique de chansons arabes. Rapidement, plusieurs personnes l’encouragent à diffuser cette culture plus largement. Cependant, l’idée d’un blog ne lui convient pas. « Nous ne sommes pas tous égaux face à la lecture, » mais « la façon dont les musiques arabes [sont] abordées par des spécialistes qui ne le sont pas vraiment, de manière très orientaliste, » l’agace profondément. C’est sa mère qui lui a tout appris de la musique arabe, qui l’a accompagnée tout au long de sa vie. Hajer n’écoute d’ailleurs pratiquement que cela, en plus du rap, notamment d’« enfants d’immigré·e·s ». Elle décide donc de partager ses précieuses connaissances dans un podcast, Vintage Arab. « Cela n’a pas vocation à nous émanciper, mais la mémoire peut nous permettre de nous faire plaisir. »
Cette amoureuse de musique regrette que le milieu antiraciste politique ne se penche pas davantage sur ces héritages culturels. Elle considère en effet qu’il est nécessaire de se réapproprier nos traditions artistiques, car notre patrimoine est aujourd’hui mal protégé, voire volé. Hajer évoque notamment le danger du manque de législation sur les droits d’auteur·e·s dans le monde arabe. Elle admire les immigré·e·s et leurs descendant·e·s qui parviennent à ne pas situer leurs projets exclusivement par rapport au postcolonialisme. « Si on arrive à ne pas uniquement produire du contenu exclusivement politique et à se permettre de prendre un stylo pour nous, à titre purement personnel, ce sera une grande étape. » Elle estime en effet qu’il est difficile de déconstruire cette idée que l’on ne serait pas légitime à produire pour soi.
C’est donc en alliant plaisir, curiosité et engagement authentiques que Hajer participe à la préservation des cultures arabes… sous toutes leurs formes.
Crédit photo image à la une : Hajer — la blogueuse à Aswan, en Egypte
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