Pour revendiquer leur libération, les féministes soixante-huitardes ont cherché à définir LA liberté. À s’accorder sur une image commune à suivre, et créer un mouvement dont la puissance a pu faire exploser le cadre établi. Mais après tout, un corps libre, qu’est-ce que c’est ? À ceci, elles répondent : un corps de femme libre est un corps en action, et pas en réaction. Un corps délivré de tout phénomène de séduction. Que le regard des autres (et particulièrement des hommes) n’atteint pas. Qui ne dépend que de la volonté de celle à qui il appartient. Un corps imperméable à son environnement et à son histoire, exclusivement malléable par soi-même. Un corps pur, somme toute.
Le fantasme du corps pur
« Mon corps m’appartient. »
Malgré l’indéniable nécessité d’une telle affirmation, elle peut, comme tant de textes fondateurs, être interprétée pour servir son paradoxe. Souvenez-vous de Princesse Tamtam faisant campagne avec une image de féministe blanche, mince, belle, soixante-huitarde « libre et spontanée »… pour vendre de la lingerie.
Crédit photo : Publicité Princesse Tam-Tam (mai 2008)
M’imaginer comme un être animé par ma seule volonté est tentant, mais c’est me conforter dans une sensation de toute-puissance et passer à côté des structures qui m’influencent. Perdre l’illusion d’être libre de TOUT choisir pour soi-même, voilà qui est vexant. Il faut une certaine humilité et un courage certain pour se percevoir à travers un contexte déterminant (et d’avoir la force de s’y opposer, de le nuancer, de se l’approprier…). Et il en faut tout autant pour constater non sans angoisse, non sans émerveillement, que le corps, notre rapport à lui et à ceux des autres, sont façonnés par cette multitude de choses qui nous échappent et nous différencient.
« Mon corps m’appartient » peut suggérer que la relation entretenue avec son propre corps est dénuée de l’histoire qui le forge. Qu’il existe des femmes qui, simplement parce qu’elles le désirent, domptent l’inatteignable, d’un geste « libre et spontané ». Comme si le corps n’appartenait pas lui-même à son histoire (située dans une période, un héritage, un lieu, un environnement, une culture, une famille…). C’est essentiellement en partant de ces subtils observations que l’on peut partir à la recherche de son libre-arbitre – encore une fois, qu’il nous éloigne ou au perpétue telle ou telle dimension de notre histoire.
Preuve que cet inéluctable mécanisme n’exempte pas ces dames et leur rapport à la pudeur, à la séduction, au sacré (bref à ce qui les constitue) : elles finissent par recréer à leur tour un imaginaire collectif rigide autour de la notion de liberté, qui n’en supporte pas d’autres représentations. Comme quoi, sans un minimum de travail sur soi, on finit toujours par reproduire ce qu’on dénonce.
Crédit photo : Metropolis, Fritz Lang
Une femme libre devrait donc gérer son corps, non pas comme elle le peut, mais comme elle le voudrait, en toute maîtrise, et en suivant scrupuleusement la définition qui a été posée par nos aînées… Pourtant, la plus précieuse des libertés n’est-elle pas de pouvoir se confronter à ce qui a forgé notre rapport à soi et au monde, et de choisir de s’y conformer ou pas ? N’y a-t-il pas quelque chose de profondément indécent à tenter de changer la résultante d’un parcours de vie, sous prétexte que celle-ci ne correspond pas aux fondations fantasmées de l’Occident ? Décortiquer le pourquoi du rapport d’une femme à son propre corps et à sa séduction est une pratique brutale. Peu importe qu’elle choisisse de mettre en avant cette dimension en choisissant de raccourcir sa jupe, d’en faire un travail, ou d’en faire une affaire d’intimité en se couvrant dans les espaces publics : il lui sera exigé un compte-rendu détaillé… « Pourquoi » ? Qui, pourtant, peut prétendre avoir compris et dompté le rapport de son corps face au miroir et en dehors ?
Fausse fin de course et grandes foulées des refoulées
Crédit photo : Wonder Woman, Charles Moulton
« On s’est battues pour qu’elles l’enlèvent. »
La génération soixante-huitarde a tranché, dans les débats et dans les tissus. De ces nouvelles coupes, nous avons conservé une étrange mesure : l’épanouissement d’une femme serait inversement proportionnel aux centimètres de vêtements qui la recouvrent.
Et ce moyen de calcul est toujours en vigueur. Mais attention : on montre, mais pas n’importe quoi, tout de même ! Ah, et sans que ce soit un signe de séduction trop direct non plus. Ça voudrait dire que tu te sers de ton corps pour en appâter d’autres, et que non seulement tu réagis à ton environnement, mais en plus, tu réponds à des normes patriarcales. Et, pompon du pompon, tu oses jouer avec. Et ça, ça ne rentre pas dans les mesures de l’épanouissement des femmes.
La mise à nu fait partie d’une étape fondamentale dans l’histoire du féminisme occidental. Cependant, l’envisager comme une finalité nous couronne tout bonnement, nous, Blanches défendeuses de l’à-poil-pour-tou·te·s, du statut de seules détentrices du Graal de la sacro-sainte Liberté. Comme si le fait de pouvoir sentir le vent dans nos cheveux et sous nos jupes en public constituait une fin de course. Et que se couvrir la tête et les genoux représentait, en toute cohérence, un retour en arrière.
Crédit photo : Publicité Lejaby-Liberty
Et dis merci à la Blanche
« Alors on s’est fait chier à leur définir avec soin ce qu’est une femme épanouie, et puis de manière simple pour que tout le monde comprenne, et elles, qu’est-ce qu’elles font ? Ce qu’elles veulent ! Mais quelle ingratitude. »
Vous ne trouvez pas curieux de se considérer comme un.e parent.e déçu.e, sacrifiant une carrière prometteuse pour un enfant qui ne le lui rend pas ? De se sentir tant trahi.e, et de manière collective, par la gestion sociale d’une pudeur personnelle ? De chercher à culpabiliser des personnes complètement différentes les unes des autres pour une pratique prétendument uniforme ? N’y a-t-il pas un petit souci à estimer la revendication de femmes très majoritairement blanches et athées comme l’unique voie à suivre ? De suggérer que les autres ont les oreilles bouchées, qu’elles seraient (et souvent sans le savoir elles-mêmes) des esclaves ou des enfants ? Ce n’est pas parce que l’on prétend que les esclaves d’aujourd’hui le sont d’elles-mêmes ou de leurs proches que la formule tacite n’en demeure pas moins la même : non-Occidentaux·ales = esclaves ; Blanc·he·s = libres.
(Je remercie ici madame Laurence Rossignol qui vient étayer de manière si limpide mon argumentaire : « Il y a des femmes qui choisissent, il y avait aussi des nègres afric… des nègres américains qui étaient pour l’esclavage. » RMC mercredi 30 mars 2016)
Laurence Rossignol à l’Assemblée nationale – Crédit : Sébastien Soriano / Le Figaro
La bouche en cul-de-sac
« Et puis souvent en plus, personne ne leur a appris à prendre la parole, à ces pauvres femmes. Alors que nous, les Blanches, on sait causer. »
Parce qu’en France, faut gueuler haut pour montrer que t’es libre. Tu ne cherches pas à justifier, à revendiquer un choix intime devant la société ? Mais c’est que tu n’as pas de voix ! Obligation de prouver au quotidien que le voile est un choix, par exemple. En revanche, les femmes qui s’engagent à vaincre ces stéréotypes toxiques sont systématiquement taxées d’agressivité. Et si elles unissent leurs paroles, elles sont accusées de communautarisme.
Bon, alors quoi ? Si une femme portant le foulard ne prend pas la parole publiquement, c’est qu’elle courbe forcément l’échine face à un ordre masculin liberticide. Et à l’inverse, si elle part à l’affrontement, c’est qu’elle est raidie par une colère suspecte. Tu fais comment quand on imagine que ta bouche est cousue quand tu te tais, et qu’elle crache du feu quand tu parles ?
Quand on me dit « féministe », la première image qui m’est toujours venue en tête, c’est celle d’un polaroïd : une femme blanche qui lève le poing dans une tenue très échancrée, avec des poils sous les bras. Et elle n’a pas l’air content. Du tout. J’imagine que ce petit portrait mental peut inspirer quelques sourires nostalgiques, mais je me demande pourquoi ce cliché persiste à définir une notion aussi complexe et en évolution. D’autant plus qu’il est daté : 1968.
Alors sincèrement, pourrions-nous passer de ce « On s’est battues pour qu’elles l’enlèvent » à un « Battons-nous pour en avoir le choix » ? Sans remettre en question la parole ou le silence des concernées. Et puis, peut-être, cette fois-ci, sans retenir uniquement les figures blanches de l’Histoire.
Notes annexes
Les termes « hommes » et « femmes » sont utilisés sous un prisme hétéronormé, ciscentrique et binaire, conforme à la non-intersectionalité du féminisme décrit. Leurs utilisations dans le cadre de cet article ne cherche pas à en exclure de sa lecture les personnes MOGAI (Marginalized Orientations, Gender Alignments and Intersex) !
Pour bien comprendre l’emploi du terme « blanc », voici une petite liste d’articles qui complètent le mien en précisant sa définition :
http://www.badbitchcentral.net/le-privilege-blanc-pour-les-nuls/
- https://www.etatdexception.net/comment-la-blancheur-whiteness-perpetue-le-racisme-entretien-avec-robin-diangelo/
- https://www.etatdexception.net/la-fragilite-blanche-pourquoi-est-ce-si-dur-de-parler-aux-blancs-de-racisme/
- http://lmsi.net/Vous-avez-dit-race-sociale
Article écrit par Addéli (avec le précieux soutien d’Emnus)
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