« Attends, quand je voyage dans un pays musulman, je m’adapte, alors c’est normal que les musulman.e.s doivent s’adapter aussi ! »
Quand on parle du hijab, cet argument revient régulièrement. Et je dois dire qu’à part les gens qui restent sur la gauche dans l’escalator et le bruit d’un moustique près de mon oreille pendant la nuit, il y a peu de choses qui m’agacent autant que cette phrase.
… Pourquoi ? Attention, c’est le genre de sujet sur lequel il ne vaut mieux pas me lancer.
1. Tout est dit dans la phrase : là-bas, tu es en voyage. Ici, je suis citoyenne.
La différence entre ton voyage dans un pays musulman et ma présence en France, c’est que je ne suis pas ici comme une étrangère, une touriste ou une expatriée (le joli mot réservé aux migrants occidentaux).
A moins d’être enfermé.e dans une dichotomie « chez nous » / « chez vous » totalement déconnectée de la réalité et de l’Histoire française, je ne vois donc pas pourquoi je devrais « m’adapter » à mon propre pays. Il est par définition le lieu où je suis censée pouvoir, comme n’importe quel.le autre citoyen.ne, être moi-même et exprimer librement mon identité.
Sauf à avoir une vision monolithique de la France et une interprétation réductrice de ce que signifie être Français.e, la diversité des identités de ses citoyen.ne.s doit être non seulement acceptée, mais aussi protégée.
2. La majorité des pays musulmans n’exige pas de « s’adapter » en portant le hijab.
Je suis toujours curieuse de savoir de quel(s) pays musulman(s) on parle, au juste. En Iran, la loi exige effectivement de chaque femme, même étrangère, qu’elle se couvre les cheveux. Mais dans les autres pays ? Une de mes amies s’est rendue en Arabie Saoudite : elle a dû porter une abaya, cette longue et ample robe, mais contrairement aux femmes saoudiennes, elle n’a pas eu besoin de couvrir son visage ou ses cheveux (et elle ne s’est pas fait lapider). J’ai également été marquée par la photo d’une de mes connaissances qui travaillait en Afghanistan, cheveux à l’air au milieu d’une dizaine de femmes en burqa bleu ciel. L’idée ici n’est pas d’angéliser ces pays ou de nier les droits des femmes qui y sont bafoués, mais simplement d’inviter à un minimum d’honnêteté intellectuelle, pour reconnaître notre méconnaissance de la réalité sur le terrain, ainsi que les privilèges relatifs dont nous bénéficions en tant que femmes étrangères sur place.
En réalité, très peu de pays à majorité musulmane exigent des femmes qu’elles portent le hijab. En effet, les pays musulmans ne sont pas le bloc monolithique qu’on nous présente constamment, constitué de l’Arabie Saoudite, de l’Iran, de l’Afghanistan, des pays du Golfe et, au mieux, du Maghreb. Ce focus sur les pays arabes (qui ne représentent pourtant que 20% de la population musulmane globale) et certains de leurs voisins occulte complètement la diversité des musulman.e.s à travers le monde, ainsi que la variété de leurs réalités religieuses, sociales, culturelles et politiques.
Les femmes musulmanes françaises, à qui l’on oppose cet argument, viennent en majeure partie de pays – au Maghreb, en Turquie, en Afrique de l’Ouest – où les femmes qui portent le hijab et celles qui ne le portent pas font tout autant partie du paysage visuel. Il paraîtrait au minimum étonnant que l’on requière d’une femme étrangère qu’elle se couvre les cheveux, puisqu’on ne l’exige pas de la population locale. De plus, les pays musulmans sont aussi divers que méconnus, et dans chacun d’eux, on peut croiser des têtes nues ou couvertes dans des proportions infiniment différentes. Contrairement à cette idée largement répandue, dans certains pays à majorité musulmane, porter un hijab ne permettrait pas de s’adapter ou de se fondre dans le décor ; il produirait l’effet inverse, tant le nombre de femmes qui le portent est peu élevé, par exemple dans les Balkans ou en Asie centrale.
Pour être plus juste, il faudrait donc plutôt dire : « Quand je voyage dans un pays musulman, je dois porter le voile et je m’adapte ! Enfin… sauf en Albanie, au Sénégal, en Turquie, aux Maldives, en Tunisie, en Ouzbékistan, en Malaisie, en Egypte, au Mali… ». Bref, je pourrais continuer la liste, mais vous avez compris l’idée.
Crédit photo : Zsafwan/JOL Press
3. Pourquoi vouloir fonctionner comme des pays qu’on critique ?
Okay, même si on a vu qu’ils sont une minorité, concentrons-nous sur les pays où l’obligation légale ou la pression sociale sont telles que les femmes, même étrangères, doivent effectivement porter le hijab. J’ai quand même du mal à comprendre l’argument du miroir : « Tu m’obliges ? Ben alors je t’interdis ! ». Comment peut-on critiquer certains pays pour le fait qu’ils dictent aux femmes comment elles doivent s’habiller, et vouloir appliquer exactement la même chose, simplement en sens inverse ?
J’aurais imaginé, dans notre fantasme de mission civilisatrice envers les peuples qui n’ont pas la chance de venir du pays des Lumières, que nous devrions montrer l’exemple. Que l’on aurait permis à toutes les femmes de s’habiller comme elles le souhaitent, pour ensuite dire à ces pays : « Vous voyez ? Nous, on laisse les femmes voilées s’habiller comme elles le veulent. Alors vous devriez laisser toutes les femmes s’habiller comme elles le veulent aussi ».
Mais en fait, non : on méprise ces pays, on affirme la supériorité des pays occidentaux parce qu’ils laisseraient aux femmes la liberté de s’habiller librement (surtout si c’est en jean de marque et en hauts talons), mais on exige de la part des femmes qu’on imagine venir de ces pays qu’elles se plient à nos coutumes. Moi qui pensais que les relations internationales fonctionnaient selon d’autres logiques que la loi de la récré…
En attendant, j’ai hâte que des tribus exigent que les femmes étrangères, touristes ou expatriées, adoptent leurs traditions et se promènent seins nus – après tout, « leurs » femmes doivent bien couvrir leur poitrine quand elles sont dans des pays occidentaux. Quitte à pousser la logique jusqu’au bout…
4. Soyons sérieux : le coup du « je m’adapte », c’était une blague, n’est-ce pas ?
On ne va pas se mentir, quand les gens parlent de « voyages dans des pays musulmans », leur expérience concerne principalement des vacances en all inclusive au Club Med de Marrakech ou Hammamet, plutôt que des escapades romantiques à Riyad ou Kaboul. Pour les plus aventuriers (ou les plus riches), ça peut être des vacances ou des expériences professionnelles au Sénégal, aux Maldives, en Indonésie ou en Egypte. Mais soyons honnêtes : quelle est la proportion d’Occidentaux qui « s’adaptent » réellement aux codes vestimentaires locaux ? Cela ne concerne pas uniquement les pays musulmans, mais une grande partie de la planète, où des codes sociaux différents invitent à plus de pudeur, peu importe la religion.
Mes modestes expériences de voyages et de vie dans un pays musulman pendant plusieurs années m’ont fait voir autre chose que de malheureux voyageurs occidentaux, contraints de se plier à des règles locales oppressantes. Si en se promenant en slip de bain et en faisant du topless sur la plage, ces gens pensaient s’adapter aux mœurs locales, il faudrait revoir de toute urgence le contenu des guides de voyage. Non seulement ils ne s’adaptaient pas franchement aux normes d’une grande partie de la population, mais ils adoptaient en plus des comportements qu’ils ne se seraient jamais permis dans leur propre pays, comme faire leurs courses ou manger au restaurant en maillot de bain. Mais évidemment, quand le touriste ou l’expatrié occidental ne s’imagine même pas pouvoir choquer la population locale du pays où il passe, l’enfant d’immigré reste, même après des décennies, extérieur à la culture de son propre pays, sommé de mériter son admission en gommant son identité singulière.
Crédit photo à la une : Ramin Mohammadi/Mehr Newsagency
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